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Ce roman déroule en toile de fond l’histoire du Venezuela et particulièrement de la région pétrolière du lac de Maracaibo. Le pétrole y jaillit au début du XX° siècle alors qu’Antonio était encore un jeune homme pauvre. L’or noir assura la fortune du pays. Antonio devenu médecin réputé, encouragé par le gouverneur de Zulia, eut ainsi la possibilité de financer et bâtir ex nihilo l’université de Maracaibo. Ana Maria, son épouse, devint la première femme médecin de la province. Au lieu de suivre la voie rêvée par ses parents, leur fille Venezuela fuit l’opulente société de consommation financée par le boom pétrolier et devient diplomate. Son fils Cristobal, né en France, revient au pays pour les obsèques du grand-père tandis qu’un colonel d’abord fort populaire et devenu dictateur ruine le pays malgré la manne pétrolière.
C’est Zina, une amie d’Ana Maria qui rapport la légende : « Je sais que les paysans de Maracaibo sont persuadés que, dans toute portée de chats, il y a un jaguar. La mère, prudente, l’isole, le chasse pour l’empêcher de dévorer les autres. Il grandit différemment, il s’émancipe. Ce sont les bâtisseurs de cette ville. On est tous fils d’un rêve de jaguar. » Voilà pour le joli titre. Passons aux humains. Antonio, Ana Maria, Venezuela et Cristobal sont les personnages essentiels de cette histoire qui est d’abord familiale puisque Miguel Bonnefoy a raconté ici l’histoire de sa lignée comme un livre d’aventures étonnantes et exotiques.
Antonio Borjas Romero avait été abandonné à sa naissance sur les marches d’une église par un père marin et aventurier. L’enfant fut recueilli et élevé par une pauvresse, Teresa. Le récit alors se précipite dans une profusion de personnages hauts en couleurs : Antonio devient le chouchou d’une prostituée et c’est au bordel qu’il croise son père. Avant de s’enfuir, celui-ci lui remet une lettre pour un certain don Victor Emiro : voilà Antonio envoyé faire des études de médecine. Il y rencontrera Ana Maria. Pour conquérir son cœur il devra lui raconter « la plus belle histoire d’amour ». Alors Antonio s’installe devant la gare routière avec deux tabourets et une table sur laquelle il pose un carton avec l’inscription « J’écoute les histoires d’amour ». Les gens affluent avec leurs histoires. Il en remplit tout un cahier. Alors Ana Maria sera prête à l’écouter. Cette nouvelle histoire, ils l'écriront ensemble ! Ce cahier d'Antonio elle le conservera toute sa vie et Cristobal le découvrira à la mort de sa grand-mère.
La manière dont l’auteur procède pour présenter ses personnages successifs, pour évoquer leur vie, leurs idées, procède clairement de ce qu’on a appelé le « réalisme magique ». Miguel Bonnefoy apparaît ainsi comme l’héritier de Gabriel García Márquez. Cette filiation prend toute son ampleur avec l’arrivée de Padro Clavel dans le roman. Il est l’enfant qu’Ana Maria avait recueilli, né d’une femme que son mari n’avait pu sauver. Quelques années passent et Pedro Clavel devenu bel adolescent est littéralement envouté par l’Indien Babel Bracamonte à qui Zina l’a conduit. La rencontre le « jeta aveuglément dans un monde de sorciers et de possédés, de santeros et de curanderos.» Alors Pedro Clavel entama mystérieusement une vie d’errances dans les forêts, visitant les villages indiens et devenant un leader révolutionnaire… et Venezuela perdit le frère qu’elle adorait. Des personnages disparaissent, réapparaissent, comme des fantômes. Ce livre enjoué est plein de rencontres inattendues, y compris durant le séjour d’Antonio en prison au temps d’un précédent dictateur. Bref, voilà un roman enchanteur... et justement couronné par l’Académie française et le prix Fémina. Un bémol : l'histoire d'amour qu'Ana Maria et Antonio prétendent écrire ensemble passe pratiquement inaperçue tant il y a d'autres curiosités dans ce roman riche de détails.
• Miguel BONNEFOY : Le rêve du jaguar – Rivages, 2024, 294 pages.