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James Joyce est mort à Zurich le 13 janvier 1941 des suites d’un ulcère à l’estomac. Au cours de nombreux repas partagés avec lui à Paris depuis 1931, Louis Gillet avait évidemment constaté qu’il goûtait à peine ses plats et allumait vite une cigarette au point de se demander de quoi il vivait. La mort de Joyce a amené l’académicien à réunir en livre les articles qu’il lui avait consacrés dans la Revue des Deux Mondes. L’ouvrage obtint le visa de censure n°2442 en date du 15 novembre 1941 puisqu’on était sous le régime de Vichy.
L’auteur aurait pu se censurer, c’est-à-dire couper certains passages de son premier article de 1925 “Du côté de chez Joyce” pour faire oublier un jugement mi-figue mi-raisin. C’était impensable. L’article initial traite donc du choc qu’a produit la sortie d’Ulysse, ce « livre démesuré » : « Etait-ce bien la peine de gâcher tant de talent, de détraquer la phrase, de faire sauter l’art d’écrire et de poser sous les conventions séculaires ce paquet de dynamite comme un immense pétard ?»
Dès l’article suivant, en 1931, le ton est devenu louangeur. Le célèbre critique et historien de l’art semble admirer Joyce autant que Shakespeare. Une partie du futur Finnegan’s Wake vient de paraître en revue sous le titre Work in Progress. En privé l’auteur lui-même livre au Français l’architecture générale de cette œuvre qui finalement lui aura coûté dix-huit ans de travail. Quand elle sort des presses de Glasgow en 1939, Gillet peut enfin écrire : « Voici le monstre : le livre dont on a tant parlé depuis vingt ans, le bizarre, insolent poème dont la genèse a occupé les cercles littéraires d’Europe et d’Amérique...»
Si Ulysse est le récit d’une journée à Dublin dans la vie de Stephen Dedalus et de Leopold Bloom, le 16 juin 1904, Finnegann’s Wake se situe entièrement « dans la tête d’un homme endormi ». « Ce héros qui dort est un mastroquet de Dublin, propriétaire d’un pub mal famé, aux environs de Phoenix Park… L’homme s’appelle Humphrey Chimpden Earwicker… D’où son [autre] nom de Pearse O’Reilly…. [Perce-oreille !] Mais le plus souvent on se contente, pour le désigner, des initiales H.C.E., que l’on traduit par les mots Here Comes Everybody.» Comment ne pas sourire.
Par cet exemple et d’autres Louis Gillet veut nous montrer l’importance des jeux de mots et autres jeux de langage chez Joyce. Il se livre parfois à « une refonte des éléments du dictionnaire » possédé qu’il est « par le démon des mots ». Ainsi « nul doute que M. Joyce ne soit un des plus grands stylistes connus ». Comme notre académicien a fait partie du cercle des proches, il peut se permettre de dresser le portrait d’un homme mélomane et qui maîtrise plusieurs langues, notamment l’italien, appris bien avant de se retrouver à Trieste où naquirent ses enfants. Joyce lui parle peu de l’Irlande (« Errorland »), rarement des femmes, et jamais des événements contemporains ! Pour lui l’Histoire n’a pas de sens et comme Vico il croit à l’éternel recommencement. C’est ainsi que les derniers mots de Finnegan’s Wake enchaînent sur les premiers.
Voilà donc une lecture abordable et faite pour tous les amateurs de l’éminent auteur irlandais interdit de publication de son vivant aux Etats-Unis.
• Louis Gillet : Stèle pour James Joyce. – Sagittaire, 1941, 186 pages. Réédité en 2010 par Pocket dans la collection Agora.