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Le livre d'Omer Bartov tient de genres et domaines séparés mais complémentaires. A côté d'une histoire générale de la Galicie depuis le XVIe siècle, il présente une étude mi-littéraire mi-politique de ses enfants remarquables depuis le milieu du XIXe siècle et jusqu'à la veille de la Shoah, pour se terminer sur l'histoire familiale en Galicie et l'immigration en Israël.
Ayant enseigné l'histoire européenne à l'Université Brown aux Etats-Unis, l'auteur était bien placé pour retracer l'histoire de la Galicie, aujourd'hui province de l'Ouest de l'Ukraine. Spécialiste de la Wehrmacht il est aussi connu pour son “Anatomie d'un génocide, vie et mort dans une ville nommée Buczacz“, graphie polonaise de Boutchatch, petite ville de Galicie sur les bords de la Strypa, localité dont sa famille est originaire. Étudier le passé de cette région avec les vieux chroniqueurs ou les érudits locaux c'est défricher une histoire des confins des empires disparus — russe, austro-hongrois, ottoman — recouverts par l'ombre de l'histoire de Pologne depuis la République des Deux-Nations jusqu'à nos jours.
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Curieux État que ce pays où les aristocrates élisaient un roi, dont l'un des derniers fut le beau-père de Louis XV. Le siècle des Lumières fut fatal à la Pologne : la Prusse, la Russie, l'Autriche la démembrèrent. Sa région méridionale, la Galicie, était peuplée de paysans ruthènes (on dit aujourd'hui ukrainiens), soumis à une noblesse — dont les magnats Potocki régnant sur la région de Buczacz étaient un échantillon redoutable — s'appuyant sur une minorité juive pour gérer leurs domaines immenses. Ces Juifs installés depuis au moins le XVIe siècle, certains venus antérieurement de Rhénanie, représentaient de 10 à 30 % de la population. La Galicie passa sous administration des Habsbourg en 1772 et les Juifs d'abord hostiles (parce qu'ils devaient prendre des noms allemands) devinrent des sujets fidèles à Vienne qui incarnait modernité et culture, loin des pogroms tsaristes. La Première guerre mondiale, qui fit sombrer les empires et valser les frontières, commença par la crainte de l'invasion russe, puis restitua Buczacz à la Pologne ressuscitée. Une éphémère République populaire d'Ukraine occidentale vit le jour. Le nationalisme ukrainien s'opposait tant aux Juifs qu'aux Polonais et cela contribua à l'essor du sionisme et au départ vers la Palestine sous mandat britannique.
Buczacz, qui garde trace d'édifices baroques du temps des Potocki, vit naître le grand écrivain Shmuel Agnon dont Omer Bartov étudie plusieurs ouvrages inspirés d'enfants du pays, particulièrement “L'Hôte de passage” (Albin Michel, 1973). Certains s'installaient à Vienne pour étudier et devenir des socialistes ou des militants révolutionnaires, comme l'évoquera Max Nomad dans “Dreamers, Dynamiters and Demagogues” publié en 1964 aux États-Unis où il s'était rendu dès 1913. Outre son intérêt pour les rabbins illustres de Galicie et la problématique réformiste de la Haskala, l'auteur examine comment la modernité vint à Buczacz et analyse la montée des différents nationalismes qui s'opposaient dans la région. Ainsi par exemple au temps de Stepan Bandera, les Ukrainiens s'opposaient aux Polonais, aux Juifs et aux Russes (bolcheviques). Après 1945 les groupes de guérilla combattirent le pouvoir soviétique en Ukraine.
Le XIXe siècle, surtout après 1848, vit les Juifs s'ouvrir très progressivement à la culture du reste de la société. A l'époque cette région était un peu une tour de Babel linguistique. La modernité avait surtout signifié l'apprentissage de l'allemand, même si le polonais était enseigné à l'école publique après 1920.
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Comme plusieurs membres de la famille d'Omer Bartov immigrèrent en Palestine mandataire en 1935, ou juste à temps pour éviter la Shoah, il s'intéresse à leur alya, aux détails de leur installation dans un kibboutz près de Tel Aviv au temps de la culture des orangers. Là encore se pose la question de la langue, de l'apprentissage de l'hébreu moderne, et des traces du yiddish ou du polonais. Les cent dernières pages doivent beaucoup aux souvenirs recueillis par l'auteur auprès de sa mère qui était née à Buczacz. Des photographies familiales aident à construire un passé familial à tâtons. La nostalgie n'était guère cultivée par les parents, les racines familiales étant perdues, il fallait plutôt construire un nouveau pays où il ne devrait pas se produire de pogroms. L'auteur pratique ainsi ce qu'on appelle l'histoire « par le bas » ou « History from Below ».
Ce livre d'histoire, de littérature et de souvenirs intéressera plusieurs publics et l'actualité de la question ukrainienne y contribuera. Bien sûr une connaissance préalable de l'Europe orientale facilitera l'aventure. Au-delà du sort des Juifs de Galicie et du sionisme, cette lecture témoigne du déracinement et peut toucher les descendants d'exilés.
• Omer Bartov : Les contes des frontières. Faire et défaire le passé en Ukraine. Traduit de l'anglais par Marc-Olivier Bherer. Éditions Plein Jour, 2024, 483 pages.