Encore un roman placé dans le contexte de la Seconde guerre mondiale, mais dans le nord de ce qui fut la Yougoslavie. Les cinq parties de ce roman slovène apportent des points de vue contrastés sur l'histoire de Veronika, une femme charmeuse et excentrique, tour à tour évoquée par son amant, sa mère, son invité, sa gouvernante et son palefrenier. Donc un roman choral, fort réussi, par le romancier slovène qui a obtenu pour son livre le prix du Meilleur roman étranger il y a dix ans déjà, après avoir reçu le prix Européen de littérature.
La blonde Veronika a épousé Leo Zarnik, un homme d'affaires de Rijeka, élégant et fortuné qui s'est installé au château de Podgorsko en Slovénie. Ils y mènent une vie de châtelains et de cavaliers, une vie mondaine, recevant des bourgeois de Ljubljana, des artistes et aussi des officiers allemands qui occupent la région dès 1941. À la veille de la guerre, Veronika a appris à monter Vranac en suivant les leçons d'un officier de cavalerie, un Serbe nommé prénommé Stevo, désigné par son chef lui-même ami de son mari. Ses manières de femme indépendante et un peu étrange ont séduit l'officier qu'elle a suivi jusqu'au sud du pays quand il a été sanctionné. Tel est le récit de Stevo qui ouvre le livre alors que la guerre s'achève et qu'il est prisonnier : Veronika lui apparaît en rêve et il s'interroge avec nostalgie sur son sort.
Cela on ne l'apprend que très progressivement. Josipina, la mère de Veronika, témoigne du début de la nouvelle Yougoslavie titiste et communiste qui a rompu les agréments de sa vie personnelle. Elle ne vit plus au château mais installée par Filip le frère de son gendre dans un modeste appartement en ville. Elle se demande ce que Veronika et Leo sont devenus, n'ayant pas de nouvelles d'eux. Elle sait seulement qu'ils ont disparu de Podgorsko une nuit de l'hiver 1944. Autrefois invité au château pour assister à des concerts, le docteur Horst Hubermayer, contacté par Filip, ne répond pas à sa demande ; sans doute croit-il que le sort des époux Zarnik a été tragique et ça le fait penser aux atrocités dont il a été un témoin passif lors de la débâcle de la Wehrmacht. Jozsi, la gouvernante, a vu partir ses employeurs un soir de janvier 1944 encadrés par des résistants locaux, sans bien tout comprendre. Cinquante ans plus, alors que le régime communiste et la Yougoslavie ont disparu, Jeranek, l'ancien palefrenier du cheval de Veronika et homme à tout faire au château, est le dernier à s'exprimer. À la faveur des obsèques d'un de ses copains résistants, il se remémore, non sans regrets, leur action contre le couple jugé collaborateur des nazis. L'heure était à une justice populaire et expéditive.
À chacun sa vérité pourrait-on dire. Ce qui dans le roman se matérialise par le regard de chacun à sa fenêtre. La composition de l'ouvrage est telle qu'en commençant par les souvenirs de l'officier prisonnier, par ses rêves d'apparition fantastique de Veronika et de son cheval, par les débuts de leur passion amoureuse, on s'imagine à tort que la suite consiste en une histoire d'amour alors qu'elle s'avère détailler les malheurs de la guerre et la tragédie qui en résulte pour les uns et les autres. Le portrait de Veronika est celui d'une enchanteresse condamnée comme pute des boches.
• Drago Jančar : Cette nuit, je l'ai vue, traduit par Andrée Lück Gaye, Paris, Phébus, 2014, 214 pages. [To noč sem jo videl (2010)] - Prix du Meilleur Livre étranger 2014.