On peut être surpris de voir un romancier brésilien natif de Porto Alegre en venir à imaginer l’histoire d’un psychiatre français exerçant en Suisse après 1945. Mais la rareté des sujets scientifiques dans le roman contemporain est telle qu’on laisse volontiers cette question de côté pour se pencher uniquement sur cette intrigue centrée sur l'évolution de la psychiatrie dans les années 50.
Avec Une tristesse infinie d'Antônio Xerxenesky nous suivons le docteur Nicolas Legrand dans une clinique psychiatrique accueillant des personnes souffrant des traumas de la Seconde guerre mondiale. Le personnel de cet établissement helvétique se distingue en donnant la préférence à une thérapie humaniste pour traiter les patients psychotiques plutôt que de recourir massivement aux électrochocs qui restent cependant possibles. L'établissement est en relations avec de célèbres psychanalystes comme Starobinski et l'on y discute entre collègues. Parmi les patients mélancoliques dont il a la charge Nicolas compte Mary une secrétaire qui a travaillé à Los Alamos avant de comprendre que son service participait à la mise au point de la bombe atomique. Il y a aussi cet imposant soldat américain, L pour Ludwig ou Lee, qui a participé à la bataille d’Okinawa et qui est assailli par les ombres des jeunes gens qu’il y a massacrés, au point de chercher constamment à se suicider. Enfin, un certain Emil, comptable dans une compagnie d’assurances de Zurich rapporte au médecin sa confiance en Satan qui lui apparaît régulièrement et contribue en même temps à ses interrogations philosophiques. Dans cet environnement Nicolas s'interroge sur le sens de la vie et garde en mémoire le suicide de son père.
La clinique est isolée, non loin de Lausanne, près d’un village éternellement enneigé, où son épouse s’ennuie d’autant qu’elle n’a pas pu avoir d’enfant. Aussi répond elle favorablement au CERN qui recherche une journaliste scientifique. Entre Anna qui ne comprend pas la psychanalyse chère à son mari, et Nicolas qui se méfie des recherches sur l’atome, les conversations sont parfois tendues. Il se braque quand elle lui annonce la découverte en France d’un traitement destiné à soigner des troubles semblables à ceux de ses patients — ce sera la chlorpromazine — et que peu après sa clinique s’y essaie ; c’est pour lui une sorte de cas de conscience. Nicolas doute de la voie qu’il a choisie, celle de la parole freudienne, et se découvre de plus en plus les symptômes de la dépression. Comme son défunt père il cherche la consolation dans l'alcool. En même temps, son épouse s'inquiète de sa tristesse. Elle l'a jugé mélancolique dans son journal intime. Il s'en est aperçu. Il s'en inquiète. Le chemin enneigé entre la clinique et son logement est un piège où surgissent les hallucinations et aussi l'écho des pérégrinations fatales du poète suisse Robert Walser alors soigné à la clinique d'Herisau.
Sans contact avec les villageois, Nicolas se sent proche de certains de ses collègues, comme Ezra, un juif pratiquant qui à l’occasion d’une réunion à la clinique avait affirmé, quitte à violer le serment d’Hippocrate, que l’établissement devrait refuser de soigner d’anciens nazis. Or Nicolas Legrand a des origines juives cachées car sa mère a réussi à changer leur patronyme plein de consommes et terminé par un "y" si bien que le jeune psychiatre a curieusement commencé sa carrière à… Vichy avant de la continuer en Suisse où, comme on sait, population et autorités eurent eu une certaine complaisance à l’égard du Troisième Reich. Persuadé de ne soigner que des malades qui avaient été du « bon » côté durant la guerre (Mary et Lee notamment), Nicolas est stupéfait quand il s’avise qu’Emil, guéri par le nouveau traitement neuroleptique, travaillait pour une entreprise liée au régime hitlérien dont il était sans doute lui-même un ancien supporter. Le drame qui survient ensuite met en péril la carrière du psychiatre. Cependant l’auteur nous emmène vers une fin ouverte où le Dr Nicolas Legrand pourrait triompher de ses angoisses.
L'auteur qui a découvert la Suisse par son séjour à la Fondation Michalsky, a « secrètement dédié » son livre « à tous les psychiatres et psychanalystes » ; son roman éclaire habilement un tournznt de l'histoire des sciences : si Anna s'intéresse à la nouvelle physique des particules, Nicolas vit l'évolution de la psychiatrie à un moment où la thérapie freudienne est bousculée par les découvertes des laboratoires pharmaceutiques. Le romancier a su éviter les lourdeurs dues aux considérations scientifiques évoquées et son livre réussit à maintenir l'intérêt du lecteur.
• Antônio Xerxenesky : Une tristesse infinie. - Traduit du portugais par Mélanie Fusaro. Asphalte, 2023, 265 pages. C'est le 4ème titre de cet auteur publié par les éditions Asphalte.