C’est le roman d’un jeune historien prometteur qui a fait d’un général vaincu son sujet de thèse.
« Ce n’était pas un hasard, si Soloviov comme Larionov étaient des enfants d’employés des chemins de fer… » Le futur général Larionov a été un enfant choyé. Son père était directeur d’une compagnie de chemins de fer et voyageait dans un wagon particulier en queue du train. L’enfant a ainsi découvert la mer en Crimée. Jeune homme il a fait une école d’officiers à Saint-Pétersbourg. Après la Révolution il a participé à la guerre civile du côté des Blancs. Il s’est battu dans le sud de la Russie avec son train blindé, ses cavaliers, ses soldats équipés de mitrailleuses Maxim. Il a résisté en Crimée à la pression des Rouges jusqu’en1920. A ce moment il a permis l’embarquement des troupes blanches pour l’exil sur tous les bateaux disponibles en mer Noire. Beaucoup se demandent pourquoi Larionov, resté à Yalta à la fin des combats, n’a pas été éliminé par les Rouges lors de l’entrée en ville du général Jloba. Une chercheuse française n’en avait pas trouvé la raison.
Soloviov est donc le jeune chercheur russe qui relève le défi. Rien ne l’y prédisposait socialement si ce n’est son nom, homonyme de l’auteur d’une Histoire de Russie en 29 volumes publiés sous les tsars. Il est né et a grandi à la station ferroviaire du Kilomètre-715. Sa mère était garde-barrière et il connaissait les horaires de tous les trains. La fréquentation de la bibliothèque du bourg proche fait de ce garçon un passionné de lecture, tout comme sa petite amie Lisa Larionova. A l’âge de seize ans, il a quitté le village pour monter à Saint-Pétersbourg étudier à la capitale. C’est seulement après ses années de fac qu’il a découvert l’existence d’un général Larionov ; ensuite il regrettera d’avoir perdu de vue sa muse adolescente qui aurait pu être la petite-fille du général.
Le présent du roman c’est l’été 1996 quand Soloviov prend le train pour assister en Crimée à un colloque consacré au général et y présenter sa propre contribution. La réunion doit se tenir à Kertch où elle est subventionnée par un industriel de la conserve, et en attendant l’ouverture des travaux le jeune historien visite l’opulente Yalta. Opportunément, il y rencontre Zoïa la pétulante employée du musée Tchékhov, qui a justement des informations sur le fameux général parce que sa mère lui a servi de secrétaire. Pleine de ressources, elle organise une mascarade pour lui faire découvrir dans un château local des souvenirs dactylographiés du général. Mais c’est une information tirée d’un recueil de récits populaires qui lui servira davantage pour approcher du but.
L’auteur a pris son affaire avec sérieux. Il n’a pas oublié les notes en bas de page, n’hésitant pas à donner une page entière de références sur les « fols en Christ », un sujet qui lui tient à cœur puisqu’une rumeur avait rapproché le général de ces mystiques. Cependant une ironie de bon aloi lui sert à peindre le milieu des historiens professionnels et les participants du colloque de Kertch. Considéré dans sa totalité, le récit forme un habile chassé-croisé entre la vie des deux personnages principaux. Les réflexions sur la guerre et la mort, les aventures amoureuses de Soloviov en Crimée et les caricatures des occupants des appartements communautaires issus de la maison Larionov sont peut-être à la limites un peu poussives, mais ça reste un roman hors du commun.
• Evgueni Vodolazkine : Soloviov et Larionov. - Traduit du russe par Joëlle Dublanchet. Éditions des Syrtes, Genève, 2022, 332 pages.