C'est l'histoire d'une famille où l'on étouffe. Les parents et les quatre enfants vivent le plus possible repliés dans le cadre familial comme dans une bulle invisible, une prison virtuelle, qui les isole du monde. Tout découle du Projet qu'à son mariage Damien semble avoir plus imposé que partagé avec Laura. Damien travaille dans un cabinet d'avocats, Laura reste femme au foyer. Il a choisi un genre de vie austère dans un appartement triste, a pris Gandhi comme modèle, et refuse à sa famille non seulement les plaisirs mais les commodités d'une existence contemporaine. Pas de BD, pas de télé, pas de lave-vaisselle, pas non plus de voyages. Cette philosophie d'allure monacale ne filtre pas vers l'extérieur, car le père donne aux voisins l'impression d'être respectueux à leur égard. Mais c'est juste une mascarade puisqu'en famille il ne se prive pas de dire tout le mal qu'il pense de la voisine qui exerce la coiffure dans son appartement.
Le livre est bâti en une douzaine de chapitres qui jettent un coup de projecteur sur des moments de la vie des enfants, soit encore jeunes, soit déjà adultes, si bien que le roman se dispense d'une narration linéaire. Chaque membre de la fratrie réagit différemment à la rigidité du père. L'aîné des garçons a été prénommé Damien comme son père et cela malgré l'avis de sa mère. Le jeune Damien fait preuve de mollesse et tend vers l'embonpoint. Sa sœur Rosa a des tentatives d'insoumission et de révolte. Martina, la nièce qui a été adoptée car orpheline, se cantonne dans une certaine prise de distance depuis qu'on lui a interdit — en fait fortement conseillé — de mettre sous clé son journal. Seul Aquilino, le benjamin, fait preuve d'acuité d'esprit bien qu'il n'aime pas son prénom venant du grand-père paternel, et source de moquerie à l'école, aussi par le chantage d'une fugue il réussit à imposer le diminutif. Le dramatique de l'histoire laisse malgré tout poindre quelque ironie et la visite de l'oncle Oscar est à cet égard une réussite : Oscar est un bon vivant, un homme aux antipodes de son beau-frère véritable éteignoir. Les cadeaux de l'oncle aux enfants seront refusés par le père qui interdit également tout cadeau d'anniversaire !
Une telle situation pourrait amener à s'emparer du cri d'André Gide « Familles, je vous hais ! » mais l'autrice ne cherche pas à faire de son livre un plaidoyer, ni une condamnation de principe du patriarcat comme il est courant de le lire de nos jours, et le dernier chapitre (dont je ne dirai rien) laisse ouverte l'interprétation des intentions du père. Était-il conscient des monstruosités de son projet ? Celui-ci n'était-il qu'un cache-misère d'une situation inférieure à celle qu'il prétendait avoir ? Le lecteur est vite pris par un sentiment de malaise résultant de cette accumulation de faux-semblants, de mensonges et d'hypocrisies, autant de réactions largement contagieuses dans cette famille. On ne peut s'empêcher de penser qu'il y a-t-il quelque chose d'autobiographique dans le roman fort réussi de Sara Mesa.
• Sara Mesa : La Famille. - Traduit de l'espagnol par Delphine Valentin, Grasset, 2024, 269 pages.