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Le 28 décembre 1966, jour des Saints Innocents, toute la ville de Pasto préparait le carnaval des Noirs et des Blancs qui se déroulerait du 2 au 6 janvier. Ce sont des jours de liesse populaire où tout semble permis dans cette ville du sud du pays où a grandi le romancier colombien Evelio Rosero.
Dans le récit joyeusement burlesque du carnaval de cette année-là les personnages principaux sont un gynécologue, le docteur Justo Pastor Proceso López, et son épouse Primavera Pinzón, une blonde pétulante qui le trompe effrontément avec le général de la garnison locale. Quant au docteur c'est clairement un coureur de jupons... et un amateur de déguisement au point de se procurer une tenue de gorille pour briller lors du carnaval.
Mais Justo Pastor est aussi un érudit local. Et c'est là que ça se corse. Avec son ami professeur d'université, il s'est mis en tête de dénigrer la figure du héros des indépendances latino-américaines : Simón Bolivar. Il y a deux siècles, la décolonisation espagnole s'est déroulée en une série de batailles à travers l'espace andin. Or Bolivar se serait attribué des victoires dans lesquelles il n'aurait pas toujours combattu et, bien pire, se serait livré à des exactions barbares contre les habitants de Pasto qui lui résistaient. Un de ces événements terribles a été le massacre commis par le bataillon des Rifles, commandés par Antonio José de Sucre et sur les ordres exprès de Bolivar, le 24 décembre 1822. C'est pourquoi Justo Pastor finance la construction d'un char montrant Bolivar entouré de figurations de ses crimes de guerre. Au milieu des réjouissances éclaterait donc le scandale : la préparation du char doit se faire en secret, grâce à un groupe d'artisans habiles achetés par le docteur.
Or le secret est vite éventé. Dans l'entourage même du docteur des voix amicales s'élèvent pour lui conseiller de ne pas s'en prendre au père de la patrie. Il se trouve aussi un ridicule groupuscule de révolutionnaires maoïstes ou castristes (ils ne le savent pas bien eux-mêmes) décidés à venger Bolivar, symbole décolonial, et donc à éliminer ce médecin traitre à la Cause. Bref il ne fait pas bon dézinguer les gloires statufiées.
Voilà donc un mélange détonant de personnages drolatiques et désinhibés, évoluant au milieu d'une playlist de musiques locales, et vidant bien trop de bouteilles d'aguardiente. En même temps que la farce, la tragédie est en route puisque l'incipit nous avertit que le docteur « déguisé en singe » sera « tué par la ruade d'un âne en pleine rue » ! Quant au char — symbole de la vérité historique — que devient-il dans tout ça ?
• Evelio Rosero : Le Carnaval des Innocents. -Traduit par François Gaudry. Editions Métailié, 2016, 302 pages. [La carroza de Bolivar, Tusquets, 2012].