Salman Rushdie : Quichotte

Avec Salman Rushdie tenant le stylo ou tapotant sur un clavier d'ordinateur, tout, littéralement tout, peut arriver dans un roman.

Imaginons que les principaux rôles seraient incarnés par des Indiens de Bombay ayant (tel Salman Rushdie) émigré aux Etats-Unis, imaginons une fin du monde réel annoncée à une société droguée de séries télévisées et de talk show (comme la société européenne de la fin du Moyen-Âge était saoulée de romans de chevalerie) , imaginons la réécriture d'un très célèbre roman occidental — et à l'arrivée voilà Quichotte.

Sam DuChamp, auteur de romans d'espionnage connu pour son « (in)succès modéré », se reconvertit en écrivant l'histoire alternative de Quichotte en la personne d'un anti-héros, Ismaïl Smile, vieil employé de son cousin le Dr K. Smile fondateur d'une très prospère compagnie pharmaceutique. Quichotte se fait mettre à la retraite, — viré est plus clair —, et ça lui donne le temps de partir à la conquête de sa Dulcinée, Miss Salma R. , qu'il a admirée comme star de cinéma, passée de Bollywood à Hollywood puis présentatrice vedette d'une émission de type talk show, à peine moins populaire qu'Oprah Winfrey ! Il lui écrit des lettres joliment calligraphiées dans un langage recherché qui tranche avec le reste du courrier de ses followers. Normalement c'est une affaire impossible d'autant que la photo envoyée par Quichotte rappelle à Salma son grand-père indigne ! Mais chez Salman Rushdie, tout peut arriver... Alors voilà Quichotte sur la route, au volant de la Chrysler Cruze, et comme la route est longue pour gagner la côte Est, il s'invente un fils, le terne Sancho, passager qui peu à peu prend des couleurs, et en plein Kansas croit tomber amoureux d'une Miss Beautiful. Chemin faisant, Sancho apprend que son père a une sœur surnommée le Trampoline qu'il ne fréquente plus depuis de longues années suite à un incident dans leurs relations passées. Peut-être l'heure est-elle venue de se réconcilier ? Or le Dr K. Smile s'est dit qu'il pourrait encore utiliser son cousin pour livrer sa drogue à des clients importants, des gens comme Miss Salma R. ...

Les chapitres alternent entre l'histoire de Quichotte et celle de l'écrivain Sam DuChamp et de son fils Son, qui parfois préfère s'appeler Marcel DuChamp ! L'écrivain a une demi-sœur, Sister, qui a épousé en secondes noces un juge anglais, Jack, union dont est née... Daughter. Elle a ouvert une boutique de mode à Londres, plutôt que de suivre des études de droit comme sa mère avocate des causes difficiles, celles des minorités indiennes du Royaume-Uni. Brother et Sister se sont quasiment perdus de vue, suite là aussi à une fâcheuse affaire entre eux, or Daughter se dit, puisque sa mère est de nouveau souffrante, que l'heure d'une réconciliation est sans doute venue. On s'amuse ainsi à découvrir d'étranges similitudes entre Brother et Quichotte, entre le romancier de la fiction et son personnage principal ; entre leurs deux familles originaires de Bombay ; entre Son et Sancho, l'un et l'autre tournant mal ; entre Sister et Trampoline, l'une et l'autre atteintes d'une grave maladie.

Quichotte constitue une fiction folle, échevelée, un roman total aux multiples facettes. Cela tient d'abord au thème de l'écrivain et son double, puis au récit picaresque avec traversée des Etats-Unis d'un océan à l'autre, notamment à travers les Etats « rouges », en Chevrolet, avec des séjours en motels louches et des bagarreurs racistes dans les bars. Ça fait partie des étapes à franchir, sept vallées comme autant de défis, à la manière des contes merveilleux. Pour Quichotte c'est la quête de l'Amour, de sa Dulcinée, Miss Salma R. et à côté du roman d'amour il y a place pour la saga familiale. La star est issue d'une lignée liée au cinéma indien car la mère et la grand-mère de Miss Salma s'y sont illustrées avant elle. La famille a aussi ses secrets inavouables, avec ce grand-père qui harcelait sa petite-fille. Puis vient le roman d'espionnage quand Son, le fils de Brother, est enlevé par la CIA. Après le roman d'espionnage c'est le roman policier vu la responsabilité du Dr K. Smile dans la crise de la santé publique et la complicité de son cousin Ismaïl Smile distributeur de la drogue fatale. Enfin la SF est bien représentée avec un savant survivaliste qui veut trouver la solution à la fin du monde avec sa société Next, tandis que la littérature de l'Absurde est saluée juste avant l'arrivée des héros de papier à New York...

Mine de rien, la verve de Salman Rushdie n'épargne pas les pays où il a ses attaches. Sans être un écrivain engagé et rébarbatif, seulement un esprit critique, Rushdie cible les dérives fanatiques de l'Inde contemporaine comme les bévues de l'Angleterre du Brexit, ces piques étant peu de choses à côté de la description de l'état désastreux de la société américaine. Les gens ordinaires qui écrivent des messages passionnés à Selma la présentatrice de l'émission Five Eyes sont « Tous à la limite de l'illettrisme voire au-delà. L'Amérique n'enseignait plus l'orthographe à ses amoureux. Non plus que l'écriture cursive. Écrire à la main était devenu dépassé, à l'instar des machines à écrire et du papier carbone… ». Le roman alerte aussi sur la malbouffe et cite les noms des enseignes coupables et, sujet au moins aussi grave, dénonce l'épidémie des opioïdes, source de superprofits pour l'entreprise du Dr K. Smile. Et  last but not least : « La télévision avait détruit les fonctions cérébrales des Américains tout comme elle avait démoli Quichotte ». Si le héros de Cervantès se gavait de romans de chevalerie, celui de Rushdie se gave de télévision, sinon il n'aurait pas l'idée de chercher à séduire la fameuse Salma R. !

Il y a tout cela et bien plus encore à déguster dans ce livre gigantesque ! A déconseiller seulement aux tenants d'une littérature strictement sociale et/ou nombriliste.

• Salman Rushdie : Quichotte. Traduit de l'anglais par Gérard Meudal. - Babel, 2022, 512 pages.

Une nouvelle participation au challenge des Pavés de l'été 2024 organisé par Sibylline.

Comments

[Sibylline]

Ah, moi aussi, je l'avais beaucoup aimé! Mais lu il y a 4 ans déjà, je serais capable de le relire.