Il est natif de Prague, il s'appelle Joseph K. mais il n'est pas une créature de Kafka ! L'absurde n'est pas au cœur de ce roman. Notre Joseph K., né en 1910, traverse le siècle. Le romancier précédemment connu pour son Club des Incorrigibles Optimistes — rien à voir avec le CIO — nous a donné une nouvelle raison de nous passionner pour ses personnages, leur passion pour les tangos de Carlos Gardel, et son goût d'une histoire qui dénonce les idéologies contemporaines. La vie rêvée d'Ernesto G. est un livre d'aventures qui tient du « page turner », c'est un roman des copains qui se transforme en saga familiale et en complainte politique. Le récit traverse le siècle avec plusieurs temps forts. Le premier mène Joseph jusqu'à Paris. Le second l'envoie en Algérie de 1938 à 1944. De là il gagne Prague en 1945. Un autre se joue en Tchécoslovaquie en 1966 à la veille du Printemps de Prague. Enfin, Joseph assiste, radieux, à l'effondrement du communisme en 1989.
Fils d'un médecin pragois, Joseph Kaplan est d'abord un jeune étudiant tchèque francophone qui prolonge sa formation en France si bien que l'Institut Pasteur l'expédie en Algérie pour combattre la malaria. Il y séjourne dans les années 1938-1944 d'abord à Alger même, puis loin dans le bled pour échapper aux lois anti-juives de Vichy, mais toujours en chercheur. Après le débarquement allié, Joseph quitte son purgatoire du désert. Rentré à Alger il retrouve les amis qu'il avait quittés sans explication. Il y a là Maurice avec qui il partage amitié et souvenirs d'étudiants parisiens amateurs de tango, mais aussi Christine qui rêve d'une carrière théâtrale, et Nelly aussi. Les deux couples mènent joyeuse vie jusqu'à la rupture dramatique entre Christine et Maurice. La fin des combats pousse Joseph à décider un retour à Prague ; il est sans nouvelles de son père disparu depuis deux ans. Christine l'accompagne pour ce retour au pays natal. Après Marseille, une étape à Chamonix et une traversée de la Suisse, où Joseph retrouve Pavel un ami du temps de ses études parisiennes devenu diplomate, tous trois arrivent enfin dans une Tchécoslovaquie libérée et occupée par les Russes. Comme Pavel, Joseph s'engage au Parti communiste alors que l'immédiat après-guerre voit naître de grandes espérances.
Vingt ans après, Joseph, qui a été député, a quitté son poste de médecin dans un hôpital pragois pour diriger un sanatorium isolé dans la forêt de Bohême. Là, la police politique lui ordonne de recevoir un important malade étranger : on fait place nette pour cet hôte prénommé Roman. Pour le lecteur guidé par le titre du livre, l'identité réelle du personnage ne fait aucun doute. Roman arrive du Congo où il a échoué dans sa tentative de soulèvement révolutionnaire. Il est gravement affaibli par la malaria, le manque de soins, et quasiment mourant. Le romancier a bâti une fiction fondée sur les quatre mois passés en Tchécoslovaquie par le leader tiers-mondiste. Helena, la fille de Joseph et de Christine, tombe amoureuse du patient rétabli... Roman, selon Guenassia, aurait rêvé d'une autre vie que celle résultant de son engagement révolutionnaire raté. Helena est prête à le suivre vers le Nouveau Monde... jusqu'au pays du tango car le convalescent aussi vivre en écoutant Volver de Carlos Gardel.
Les personnages principaux sont dépeints avec précision, autant pour la période algérienne que pour les années passées sous le régime communiste. Le roman de Guenassia nous fait réviser habilement le contexte historique et idéologique. Au pacifisme fondé sur l'idéal que la première guerre mondiale aurait été “la der des der” (opinion notamment de Christine à Alger) s'oppose l'esprit de résistance antifasciste (idéal évoqué par Joseph). L'antisémitisme est aussi présent : Joseph Kaplan étant juif son patron de l'Institut Pasteur lui évite la déportation en le cachant dans un poste isolé alors qu'à Prague son père est la victime des nazis. L'après-guerre voit l'installation des régimes communistes à l'abri du rideau de fer : Pavel, Joseph, Christine sont d'abord enthousiastes. C'est elle qui la première ouvre les yeux sur les purges et l'évolution dystopique du nouveau régime (affaire Slansky notamment). Horrifiée par la tournure des événements elle fuit Prague pour retrouver sa mère en France, laissant Joseph et leur fille Helena sous la chape de plomb du totalitarisme, ou si l'on préfère d'une situation de domination coloniale en faveur du Kremlin. Après l'espoir déçu du Printemps de Prague, la chute du Mur de Berlin en 1989 conduit au naufrage du monde communiste : c'est pour Joseph et sa fille l'événement majeur de leur époque. Les archives s'ouvrant au public, elle constate avec horreur que son mari l'a espionné pour le compte de la police politique. Elle demande le divorce. Cet exemple montre combien l'art de Guenassia consiste à tisser des liens entre l'histoire personnelle, riche d'amours et d'amitiés, et la grande Histoire, porteuse d'illusions et de mort.
Le thème de la disparition soudaine est un autre fil conducteur de ce livre mémorable : disparition de Kaplan père éliminé par les nazis, exil de Joseph dans le bled, retour inopiné de Christine en France — avec son fils Martin — quand elle est horrifiée par la tournure des événements à Prague, disparition mystérieuse de Pavel ambassadeur en Bulgarie suite à l'élimination du ministre Slansky, enfin disparition de Roman alias le Che... Mais Joseph K., lui, reste à Prague et sa fille Helena va y continuer l'arbre généalogique des Kaplan déja riche d'une « dizaine de générations » comme l'incipit le précisait.
• Jean-Michel Guenassia : La vie rêvée d'Ernesto G. - Albin Michel, 2012, 534 pages.
Une nouvelle participation au challenge des Pavés de l'été 2024 organisé par Sibylline.