Pourquoi notre système produit-il des élites sans vision, se demande cavalièrement Thomas Viain, jeune énarque et agrégé de philosophie. Sans vision mais non sans accumulation de connaissances puisque l'auteur affirme que jamais auparavant les élites n'avaient été à ce point nourries de savoirs pointus jusqu'à « l'indigestion ». Mais ces connaissances sont dépréciées par leur « aplatissement » paraît-il. Ce sont des savoirs juxtaposés, en réseaux, issus de spécialités sans hiérarchie, des savoirs obèses où tout se vaut, sans pertinence, sans « enchâssement » dans l'échelle des valeurs remontant aux grands principes. Ainsi les élites savantes sont coupées de la majorité de la population qui n'est pas constituée des « bons élèves ». Ces élites mal sélectionnées ne savent pas piloter correctement les nécessaires « politiques publiques » concernant des sujets de plus en plus complexes — telle la question migratoire — parce qu'elles manquent de boussole, de repères moraux ou métaphysiques, bref de verticalité. Elles ne savent pas non plus se faire comprendre de la majorité des gens, d'où cette impression de cassure, de divorce, ressentie dans la nation abandonnée par les « crétins diplômés » (l'auteur reprend une formule vacharde d'Emmanuel Todd).
Thomas Viain incrimine principalement le système scolaire qu'il avait d'ailleurs eu la chance d'éviter avant le lycée puisque « totalement déscolarisé... du CM1 à la 3e ». Selon lui l'école a été rendue malade par sa massification et par l'empilement des savoirs, sans hiérarchie les uns par rapport aux autres, mais habilement maîtrisés par les meilleurs élèves. Thomas Viain montre ainsi du doigt ceux qui brillent dans l'étude de documents ou l'étude de texte en classe de français, ceux qui réussissent tout, notamment les dissertations et les synthèses, de la terminale à science po, en rois des argumentations qui séduisent les jurys. Emmanuel Macron et Raphaël Enthoven sont ainsi les têtes de turc de l'essayiste tant leur « intelligence tourbillonnante » leur permet de disserter sur tout avec une aisance insolente. Est-ce de la jalousie ?
Mais les laissés-pour-compte ne sont pas totalement déshabillés par le Système : il leur reste une certaine idée des valeurs et de la nécessaire hiérarchie des choses, heureuse trace des traditions que les « sachants » ont effacée durant leur brillant cursus scolaire. Et ces gens simples, s'ils se retrouvent au « troquet », grand bien leur fasse, ils y « ruminent » (le verbe revient souvent dans l'essai) quand même des restes de la culture à l'ancienne et n'en sont pas peu fiers. Cette culture authentique, celle qui tient debout, comprend selon l'auteur les mythes, les contes et légendes et... les anecdotes sur les grands hommes ! Son modèle du grand homme visionnaire est le général De Gaulle. Depuis, plus rien.
Or tout espoir n'est pas perdu. Le système scolaire né des Lumières finira un jour proche par s'effondrer. L'auteur se réjouit de constater que l'intelligence artificielle avec ChatGPT est sur le point de rendre les profs inutiles. Il suffira de disposer de quelques « mentors », nouveaux précepteurs, pour animer l'autoformation des jeunes gens à partir de problèmes concrets, et suite à une longue « rumination », comme par exemple construire un poste de radio. De plus les réseaux sociaux pourront être améliorés en s'inspirant de la maïeutique socratique, car l'auteur a conservé un merveilleux souvenir d'une année sabbatique passée à parler latin et grec dans une très élitiste abbaye de Thélème. Voyez comme demain tout ira mieux dans un monde sans école publique massifiée ! On croit rêver !
Pour finir je crois nécessaire de souligner certains raisonnements de l'auteur qui laissent pantois : qu'un argument n'ait pas de valeur en soi, ou qu'accumuler de l'expérience ne serve à rien. Plus encore, son procès de l'école et de l'université irrite quand on lit les attaques frontales contre le travail des professeurs de français qui pour analyser un texte le déconstruisent, ou les attaques contre la méthode des historiens contemporains. Thomas Viain les accuse de grappiller sans les comprendre des éléments des disciplines voisines (anthropologie, sociologie, économie...) sans les maîtriser, de ne pas être capables de traiter leur sujet selon les « grandes verticalités » des valeurs hiérarchisées — et parfois réactionnaires — qui étaient celles des historiens du XIXe siècle dont on connaît bien le rôle dans la fabrication du récit national. En somme, n'est-ce pas le propre d'un pamphlet réussi que de briller par tous ses impardonnables excès ?
• Thomas Viain : La sélection des intelligences. Pourquoi notre système produit des élites sans vision. - L'Artilleur, 2024, 163 pages.