Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

L'incipit renvoie à l'Anna Karenine de Tolstoï : « Toutes les familles heureuses sont plus ou moins différentes, toutes les familles malheureuses se ressemblent plus ou moins ». Soit. Mais ici s'agit-il d'une famille heureuse ou malheureuse ?

 

Pour comprendre quelque chose à cet épais roman familial, il faut peut-être commencer par un peu de généalogie et remonter à un prince Zemski qui vivait au XVIIIe siècle. Par son fils, il sera l'ancêtre des sœurs jumelles Dourmanov, Marina et Aqua nées en 1844. Par sa fille il sera l'ancêtre de Démon et de Daniel Veen des cousins germains nés tous deux en 1838. Or Daniel dit Dan a épousé Marina et Dementii — dit Démon — sa sœur Aqua. En 1872 et 1876, Marina a mis au monde deux filles, la brune Adélaïde dite Ada et la rousse Lucinda dite Lucette. Or Marina avait eu une liaison avec son beau-frère Démon ; le fruit de leur adultère s'appelle Ivan. Pour étouffer le scandale, la famille a maquillé les choses et présenté Ivan comme étant le fils d'Aqua devenue folle après avoir perdu un enfant en couches et qu'on a dû interner. Ivan c'est-à-dire Van Veen, le héros du roman, également narrateur, tombe amoureux de sa cousine Ada, qui est en fait sa sœur, et Lucette est la première à s'en apercevoir. Au besoin, relire le paragraphe. Tout bien réfléchi, c'est une histoire d'inceste et vu comme ça c'est nettement plus simple.

 

La structure du livre est plutôt étonnante quand on s'aperçoit qu'il compte 5 parties de taille décroissante, respectivement 374, 139, 98, 36 et pour finir 24 pages dans l'édition de poche. En réalité cette 5ème partie peut se lire comme une introduction à l'ensemble : Van Veen y résume sa vie et nous apprend qu'a 90 ans passés il a dicté l'ouvrage à sa jeune secrétaire Violet Knox installée en Suisse chez eux au château d'Ex où Ada et lui ont choisi de finir leurs jours. D'ailleurs la première partie porte la trace d'une rédaction souvent annotée de la main d'Ada, montrant que les vieux amants ont ruminé des années durant leurs aventures de jeunesse. Celles-ci sont détaillées dans cette immense première partie (qui représente 54 % de la pagination) principalement bâtie sur deux séjours de Van venu passer l'été dans la grande villa d'Ardis où Marina vit avec ses filles. Séparées des quatre années d'études secondaires de Van en pensionnat, ces vacances sont pour lui l'expérience de la découverte de l'amour avec Ada. Les scènes de flirt bucolique puis des scènes plus explicites et érotiques scellent la passion indéfectible des deux êtres.

 

Malgré leur jeune âge (leur relation commence à 12 et 14 ans) Ada et Van sont conscients que la morale condamne leurs relations sexuelles. Aussi se croient-ils vite experts en camouflage de leurs coupables ébats même si la domesticité forcément curieuse abonde à Ardis. Lors du second été, Van a 18 ans et Ada n'est plus une nymphette copiée sur la Lolita du roman le plus célèbre de Nabokov (et plus abordable que celui-ci) mais Lucette aussi a grandi et commence à s'intéresser de près à ce que trament sa sœur et son « cousin », rêvant d'un triangle amoureux.

 

Par la suite, Marina devient consciente des relations interdites de ses enfants, ce que le père de Van ne comprend pas ou n'apprend que plus tard, alors que servantes et serviteurs ont déjà tout deviné. Les conséquences prennent à certains moments un tour dramatique, d'autant qu'Ada suscite des prétendants. Lucette se suicide pour n'avoir pas réussi à coucher avec Van lors d'un voyage transatlantique. Suivant la passion de Marina pour le théâtre, Ada commence une carrière d'actrice à Hollywood. Elle se marie en 1905 avec Andrei Vinelander bientôt atteint de tuberculose. Il meurt en 1922. Désormais Ada est libre...

 

En dehors des relations incestueuses d'Ada et de Van Veen le roman de Nabokov présente la très forte originalité de son écriture et, si l'on peut dire, de son contexte. L'auteur qui est né en Russie, s'est longuement exilé aux Etats-Unis avant de se fixer en Suisse : ces déménagements se répercutent dans Ada ou l'ardeur ! Une géographie fictive s'établit : la Nouvelle-Angleterre se lit comme un décalque de la vieille Russie, mais avec des noms de fantaisie. Le domaine d'Ardis est proche de Kalouga ! Les noms des personnages sont le plus souvent russes. D'ailleurs beaucoup parlent la langue de Tchékhov et pas seulement parce que Marina est sensible à ce dramaturge. Le russe envahit les dialogues, toutefois sans l'alphabet cyrillique, et se mêle à l'anglais — avec aussi des éclats de diverses autres langues européennes. Ces particularités font d'Ada ou l'ardeur un OVNI littéraire, et Nabokov en rajoute comme s'il était question d'un univers parallèle, à la chronologie décalée de celle qu'apprennent les manuels d'histoire. Un prétendant d'Ada meurt à la guerre en Crimée vers 1890 et non pas en 1854-56 ou 1920 ! Le lecteur qui chercherait à retrouver la réalité historique à travers les pages du roman multiplierait les surprises et les constats de criants anachronismes concernant les objets, les véhicules par exemple. La première guerre mondiale n'aura pas eu lieu en 14-18. Le téléphone est longuement appelé « dorophone ». Mais la description sociale correspond davantage à ce que la littérature montre souvent d'une société mondaine et aristocratique, parente de celle d'Henry James, d'Edith Wharton ou même de Marcel Proust. « Au printemps 1881, Van, âgé de onze ans, avait passé quelques mois avec son précepteur russe et son valet de chambre anglais dans la villa de sa grand-mère près de Nice... » On voyage donc beaucoup, on descend dans les grands hôtels, on est entouré d'une flopée de domestiques... Le père de Van est banquier ; il achète des villas ; il fréquente les casinos au Mexique et les maisons closes de par le monde. Mais Nabokov n'entre pas dans les détails de la vie économique et financière, pas plus que pour les études médicales de Van.

 

Ce ne sont pourtant pas ces considérations sur la vie des super-riches qui donnent au dernier grand roman de Nabokov un air daté. C'est, à mon humble avis, plutôt le fait qu'il appartient à la crise de la fiction du milieu du XXe siècle. Pour faire du neuf, alors que le roman est discrédité, Nabokov ne s'interdit rien. Il adore les jeux de mots, les créations verbales, la déformation des noms de lieux, et même des allusions à Borgès caché sous le nom d'Osberg. Il surcharge et multiplie les personnages secondaires et les petits épisodes narratifs comme Joyce dans Ulysse au risque de tout obscurcir. Il cherche aussi à enrichir son ouvrage avec des considérations pseudo-philosophiques qui peuvent fortement ennuyer le lecteur, ainsi des emprunts aux conférences que débite Van devenu universitaire. Il a sur lui un magnétophone et se contente de bouger les lèvres pour faire illusion. Nabokov nous donne aussi l'illusion d'avoir écrit un grand roman et il pensait que c'était son meilleur... N'hésitez pas à sauter des pages !

 

Encore une ou deux choses. La passion bien connue de Nabokov pour les papillons rejaillit sur le personnage d'Ada. Si le cinéma ne l'avait pas happée, elle aurait pu devenir une spécialiste de lépidoptérologie. « Je pourrais disséquer un koala » dit-elle aussi. Mais elle n'a pas fait d'études poussées : ses parents lui ont imposé, comme à sa sœur Lucette, une préceptrice raseuse. Celle de la cadette, Mlle Larivière, « était une personne remarquablement stupide (en dépit ou peut-être à cause de sa propension à faire du roman) »...

 

 

Vladimir Vladimirovitch Nabokov : Ada ou l'ardeur. Chronique familiale. - Traduction de Gilles Chahine et Jean-Bernard Blandenier revue par l'auteur en personne. Fayard, 1975, 695 pages. [MacGraw-Hill, 1959].

 

Lu dans le cadre du challenge “Pavés de l'été 2024” proposé par Sibylline et sa Petite Liste.

 

Tag(s) : #LITTERATURE ETATS-UNIS
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :