Certains romans racontent de belles histoires d'amour et de beaux mariages. Ce n'est pas le choix de Damon Galgut. Le Booker prize a couronné en 2021 ce roman dramatique — rythmé par quatre enterrements soit un par chapitre. Il a pour cadre la famille Swart établie aux environs de Pretoria sur un vaste domaine agricole joint à un parc d'attraction consacré aux serpents, qui joue un rôle dans la fortune et la chute du clan familial.
Bien qu'elle ne soit pas constamment en scène, puisqu'elle n'apparaît pratiquement qu'aux obsèques, la benjamine de la famille de Rachel et Hermann Swart est en réalité l'héroïne de ce roman inventif. Encore enfant, Amor a été violemment foudroyée et l'arbre à côté duquel elle se trouvait pendant l'orage est resté calciné, à deux pas de la maison familiale sur la colline. C'est comme un signe du destin autant que l'origine du fait qu'Amor est toujours à part du reste du clan familial, marquée dans sa chair comme dans son caractère. Aussi est-elle la bonne âme, soucieuse même des noirs qui travaillent sur cette exploitation, et particulièrement attentive à Salomé, qui a l'âge de sa mère, mais qui a élevé les trois enfants de Rachel, à savoir Anton, Astrid et Amor. Surtout, la promesse de don faite par Rachel sur son lit de douleur et approuvée par son mari, est le fil conducteur du roman.
Au commencement du livre, c'est donc Rachel qui est emportée par une longue maladie, durant laquelle elle a été accompagnée par sa fidèle servante. Une décennie plus tard c'est Manie, diminutif d'Herman Albertus Swart, qui meurt le 16 juin 1995 en pleine période de Coupe du monde de rugby, et d'anniversaire des émeutes de Soweto. Manie a été mordu par un serpent et il décède après des jours de coma. Il se croyait protégé par Dieu tant il avait financé les œuvres du pasteur Alwyn Simmers. Après le couple Swart, ce sont leurs enfants qu'on enterre : Astrid puis Anton. Astrid, remariée au catholique Jake qui fait des affaires avec un proche du président Mbeki, a eu quelques remords de son adultère avec un homme d'affaires noir. Elle a voulu se confesser, mais le père Batty est un dur à cuire qui ne lui donne pas l'absolution de son péché. Dépitée elle fait du shopping et en sortant du centre commercial elle tombe victime d'un carjacking sanglant. Anton, enfin, s'est suicidé après avoir trouvé à la maison sa femme Désirée en compagnie de son amant, et aussi parce que l'entreprise familiale est au bord de la faillite. Lui-même a cédé à l'alcoolisme et accumulé des dettes de jeu. Pire, le directeur du parc aux serpents, qui le dirige depuis le décès d'Herman, s'est enfui avec la caisse. La succession sera négative pour les héritiers ! C'en est fini de la saga coloniale des Swart.
Chacun des quatre décès se produit à plusieurs années de distance, ce qui signifie qu'on passe de la fin de l'apartheid aux présidents Mandela, Mbeki et Zuma. Ça donne au lecteur un aperçu de l'évolution politique du pays, de l'enthousiasme soulevé par Mandela comme une autre promesse de jours meilleurs, à la colère suscitée par la corruption de Zuma, et à l'explosion de la violence et des inégalités dans un pays qui risque de sombrer suivant l'infortune des Swart . « Elle [Désirée] connaît Zuma, assez pour voir en lui un fieffé scélérat digne de mépris » et sa démission annoncée à la télévision provoque une phase de réjouissance : « Tout le monde perçoit le changement d'atmosphère... La bonté règnera dans le pays, les frères Gupta seront arrêtés, les escrocs emprisonnés ! Ce sera la fin de la sécheresse au Cap ! Le réseau électrique ne tombera plus en panne ! ... » Emportés par la joie beaucoup de couples font l'amour ce soir là. Mais Anton est impuissant.
Bien qu'il fasse revenir Amor à la ferme, — du lycée, de Londres, ou de Durban où elle est infirmière — chaque enterrement se présente différemment car Damon Galgut joue de la diversité religieuse du pays — en plus de raciale et linguistique. Rachel, née Cohn, a choisi des obsèques juives en s'étant rapprochée de la foi de son enfance tandis que sa famille regarde les Swart avec un certain mépris. Les obsèques de Manie sont organisées sous l'influence du pasteur Simmers, toujours financièrement très intéressé, (« il dispose d'un troupeau d'ouailles bien garni qui paient régulièrement leur dîme »). Astrid est catholique depuis son remariage. Anton est athée mais Désirée choisit son amant, un gourou zen, pour donner un air de spiritualité orientale à la cérémonie qui a lieu au crématoire. En somme l'auteur a trouvé une manière originale de présenter la nation arc-en-ciel tout en évitant de lasser par la répétition du même cérémonial.
Il faut revenir sur le titre. Amor avait entendu sa mère malade faire promettre à son mari de donner à Salomé la petite maison qu'elle habite sur l'autre versant de la colline où s'étend le domaine. Chaque enterrement voit Amor rappeler la promesse qui donne son titre au roman. Après le suicide d'Anton, Amor reste la seule descendante du couple et c'est entre ses mains que repose la promesse. Une chose qui paraît totalement invraisemblable aux yeux de Désirée et de sa mère, comme elle l'avait été aux yeux de Manie, de sa sœur Marina ("la sœur tyran") et de son beau-frère Ockie. Amor est pleine de compassion pour les travailleurs noirs du domaine et tout particulièrement pour Salomé. Seule de la famille, Amor n'est pas obnubilée par l'argent, bien au contraire, et sa volonté de remettre sur le tapis le don de sa maison à Salomé contraste avec l'état d'esprit des autres membres de sa famille attachés à leurs intérêts matériels, Afrikaners attachés à leur terre — que les Noirs libérés de l'apartheid convoitent désormais — et peu désireux de faire un cadeau à une domestique noire, déjà que Manie a payé le lycée de son fils.
L'écriture de Damon Galgut ne s'appréhende pas sans un minimum d'efforts du lecteur. C'est une écriture très dense, qui suit de près les personnages. Il est attentif à la psychologie, aux émotions, et les larmes ne sont pas rares ! Dans sa narration Galgut change fréquemment de point de vue, même au sein d'une phrase. Il compte sur la coopération active du lecteur, ce qui ne va pas sans quelques hésitations ! En somme voici un des romans anglophones les plus attachants et les plus réussis de ces dernières années.
• Damon Galgut : La Promesse. - Traduit de l'anglais (Afrique du Sud) par Hélène Papot. Éditions de l'Olivier, 2022 ; Points, 284 pages. [The Promise, 2021].