Comment les romans naissent-ils ? Certains auteurs ont d'abord l'idée d'une histoire, d'une intrigue inédite. D'autres créent d'abord un lieu et une galerie de personnages très dissemblables les uns des autres ; ensuite il n'y a plus qu'à agiter le tout pour produire un cocktail surprenant et savoureux. Vladimir Vertlib illustre merveilleusement ce second type. Voilà pourquoi Lucia et l'âme russe est d'abord une sacrée galerie de personnages drolatiques qui se retrouvent dans un quartier de la Vienne d'aujourd'hui.
Déjà au temps de François-Joseph et du maire Karl Lueger, Vienne était une ville multiculturelle par l'effet des migrants venant des nombreuses provinces de l'Empire. En ce début du XXIe siècle, la situation n'est pas très différente sauf que depuis la fin de l'URSS les Russes y sont plus nombreux, tandis que les jeunes Autrichiens font carrière à l'étranger, comme dans un chassé-croisé. Le roman se passe en grande partie rue des Maures — Große Mohrengasse — où quelques immeubles très défraichis, habités jadis par des Juifs pauvres venus de Galicie, abritent aujourd'hui l'héroïne du roman ainsi que des réfugiés bruyants et des clochards alcooliques et agressifs. Ces immeubles sont devenus la possession de Willi Neff, promoteur immobilier véreux et colérique, qui a installé son bureau à l'autre bout de la ville dans une bâtisse à l'ascenseur détraqué qui donne également accès à un centre d'appel téléphonique.
Veuve et octogénaire, Lucia Binar vit seule dans un de ces appartements de la rue des Maures. Elle en est l'une des plus anciennes résidentes. Elle aime citer des passages de ses poétesses préférées comme Wisława Szymborska. Sa fille travaille en Suisse et son fils a émigré en Australie. Sa vieille amie Karla est en vacances à Badgastein. Lucia vient de sortir de l'hôpital où l'avait envoyé une chute dans les transports en commun. Un service social lui apporte ses repas, mais aujourd'hui ça ne vient pas et les heures passent. Coup de sonnette : c'est Moritz un voisin étudiant qui diffuse une pétition pour changer le nom de la rue, avec des arguments qui la font bien rire. Après son départ, Lucie téléphone pour se plaindre du retard insupportable des livreurs et c'est ainsi qu'elle entre en contact avec une certaine Élisabeth avec qui la conversation téléphonique a mal tourné. Ainsi commence ce roman comique au parfum de diableries de Boulgakov, ce qui n'est pas si surprenant quand on sait que l'auteur est à moitié russe. Quand Lucia vient se plaindre auprès de Willi et protester contre l'état pitoyable de la résidence, elle reconnaît la voix irritée du téléphone dans un entretien menaçant pour Willi... Ça l'intéresse de rencontrer cette femme pour en savoir plus. Accompagnée de Moritz elle partira à la recherche d’Élisabeth, pas si facile quand toutes les filles de l'entreprise se font appeler Lisi, Lisbeth, etc...
Venant travailler au centre d'appel, Élisabeth Wrzeszczenski à rencontré Alexander Choïmatourov dans l'ascenseur. Elle y est en quelque sorte tombée amoureuse de lui ! Présentation : « Alexander avait un peu triché car il n'était bachkir que du côté maternel. Son père était moitié tchouvache, moitié allemand, et d'après certains son grand-père tchouvache avait une mère mordve, tandis que d'autres prétendaient qu'elle était tatare. » Alexander, en plus d'être prof, travaille pour un autre émigré russe, Viktor, créateur d'un spectacle de magie, d'arnaque et de suggestion de l'âme slave à ce qu'il prétend. Élisabeth a rejoint l'entreprise.
Alexander a rencontré Viktor aux obsèques de sa tante Zaineb dans une ville de l'Oural ou quelque part à l'Est de Moscou. Et de nouveau à l'hôpital où sa demi-sœur Polina s'est retrouvée dans le coma par la faute d'un mari brutal d'ailleurs emprisonné et qu'Alexander voudrait voir disparaître comme Élisabeth aimerait voir disparaître le chauffeur qui a renversé son mari.
Sans Viktor, le magicien habillé de blanc, il n'y aurait pas eu ce spectacle grandiose pour lequel Lucia et Moritz vont payer 23€. Laissons Alexander présenter son patron : « Bienvenue à la séance de Viktor Viktorovitch Vint, le grand maestro de tous les arts magiques et thérapeutiques et de toutes les formes d'existence, le philosophe génial de la découverte de soi et du renoncement à soi, le maître des émotions embarrassantes et des profondeurs de l'âme russe, catalyseur des lapsus révélateurs et des confessions les plus intimes. Vous n'oublierez jamais cette soirée, je vous le garantis ! »
De l'âme russe on ne saura probablement rien de précis mais c'est une joyeuse farandole que ce roman viennois décapant et ironique où les accidents s'accumulent autant que les rencontres imprévisibles. Lecteur trop sérieux s'abstenir...
• Vladimir Vertlib : Lucia et l'âme russe. Traduit de l'allemand par Carole Fily. Métailié, 2018, 296 pages. [Lucia Binar une die russische Seele, Wien, 2015.]