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Avec ce roman d'une rare puissance, dans l'écriture comme dans les faits imaginés et rapportés par le narrateur, Mathieu Belezi nous donne à voir toute la violence de la colonisation, depuis les lendemains du débarquement de Sidi Ferruch jusqu'à l'effondrement de l'Algérie française quand l'OAS et le FNL ont mené le combat final jusqu'au chaos.
Le narrateur c'est Albert Vandel, le colon majuscule, le colon que Mathieu Belezi transforme en allégorie du plus grand colon de l'histoire de l'Algérie, propriétaire d'une villa de 55 pièces sur les hauteurs d'Alger et de deux immenses domaines agricoles. Il est entouré des représentants de l'élite coloniale : ceux qui ont la main mise sur les transports maritimes, ou sur l'alfa ; ceux qui dirigent les journaux d'Oran, d'Alger, de Constantine ; ceux qui dirigent les banques et les patrons des groupes industriels. Mais on ne confondra pas Moi, le Glorieux avec un manuel d'histoire pas plus qu'avec un roman historique classique. L'imaginaire triomphe et la chronologie est bouleversée : l'incipit est proche du chapitre de l'écroulement final et entre temps les moments essentiels de la longue vie d'Albert Vandel sont présentés selon un désordre créatif. On le voit, entouré des siens, au cours de réceptions spectaculaires, accueillant avec sa femme Gloria, l'ex-danseuse venue de Paris, le ministre d'un gouvernement de la Belle Epoque, ou le président de la République à la veille de l'Exposition Coloniale, ou encore le Gouverneur Général sous Pétain. On l'entend également se vanter de son établissement dans la Mitidja après la répression d'un des soulèvements qui suivirent la conquête, ou se plaindre enfin de l'abandon de l'Algérie française. On l'entend constamment honnir les Kabyles, les Arabes, qui résistent ou mènent l'assaut contre les « roumis » avec couteaux, fourches et fusils, criant au djihad — et Albert Vandel d'ordonner qu'on les massacre, encore et encore, comme au temps de Bugeaud.
Surtout ce roman exige un lecteur averti, car l'auteur déroule sous ses yeux un spectacle monstrueux qui passe sans façon du cynique au sanglant et au pornographique et en même temps Belezi captive le lecteur à la manière du réalisme magique d'un Garcia Marquez. On pense nécessairement à L'Automne du Patriarche. En effet Albert Vandel en est un, il est né en même temps que la prise d'Alger, d'ailleurs il fête le Centenaire de la colonie en recevant Président et ministres. C'est un homme de poids, il avoue 130 kilos. C'est un ogre. Il s'entoure des plus belles femmes, veille à les habiller luxueusement, à les déshabiller encore plus vite car c'est un obsédé sexuel, un géant “hénaurme” qui mange qui boit et qui baise si bien qu'on pense plus d'une fois aux personnages de Rabelais. Enfin, en un temps où la susceptibilité des lecteurs et lectrices a créé des problèmes (et suscité le recrutement de sensitivity readers chez certains éditeurs) il faut souligner la crudité du langage non seulement sexuel — jamais lu autant de « braquemards » que dans ce livre — et plus encore celle du vocabulaire qui désigne les Algériens : tous les termes racistes, péjoratifs et argotiques s'y retrouvent !
L'écriture de Mathieu Belezi ignore les points qui finissent habituellement les phrases, mais non le reste de la ponctuation et donc ses originalités d'écriture ne sont nullement une difficulté. On s'habitue vite aux monologues mémoriels d'Albert Vandel, ils constituent l'essentiel du texte, souvent entrecoupés de remarques, d'ordres, ou de propos d'autres participants, et aussi piquetés des interventions répétées de sa dernière maîtresse, Ouhria la fausse blonde : « Foutez-moi la paix, monsieur Albert, je dors ». Mais Albert, jusqu'au bout, refuse de quitter ses domaines assaillis par les « fellaghas » pour rentrer en métropole. Il rêve d'apartheid et d'Afrique du sud.
En somme, c'est l'un des plus étonnants, des plus puissants, des plus perturbants livres sur la colonisation en Algérie. Et en même temps c'est un formidable roman ! Homérique.
• Mathieu Belezi : Moi, le Glorieux. - Le Tripode, 2024, 328 pages.