Dans cette « auto-analyse » Didier Eribon, sociologue et philosophe, fait retour sur sa famille et sur son passé dans une perspective à la fois autobiographique et sociale très bourdieusienne. En outre Sartre ou Foucault par exemple l’ont aussi aidé à devenir lui-même.
Mais « Retour à Reims » tient aussi de l’essai politique. L’auteur dénonce la violence culturelle et sociale dont la classe ouvrière est encore victime : ceux qui votaient pour le Parti Communiste dans les années 1960 votent aujourd’hui pour le Front National.
Né en 1953 dans une famille d’ouvriers rémois, Didier Eribon s’est découvert différent de ses frères. À quatorze ans un ami lui a donné le goût des livres et des études ; sa mère est retournée à l’usine pour lui permettre d’obtenir son bac, tout comme l’avait fait la mère d’Annie Ernaux. Déjà véritable « miraculé scolaire » dans un système de reproduction où les destins sociaux sont tracés d’après le milieu d’où l’on vient, l’auteur s’est retrouvé marginalisé plus encore en prenant conscience de son homosexualité.
Face aux insultes de son milieu qui le stigmatisait, il choisit de fuir sa famille pour vivre ses amours en liberté. Il vécut alors le conflit intérieur de tout transfuge social : lycéen à Reims puis étudiant à Paris à vingt ans : « j’étais déchiré » reconnaît-il, pris entre la classe ouvrière dont il avait honte et la classe bourgeoise. Même s’il éprouva vite un sentiment de non appartenance à ce milieu, celui-ci lui permit de se construire comme « sujet libre » : « Résister c’était me perdre. Me soumettre, me sauver ». En adoptant les codes bourgeois Didier Eribon s’est créé un « soi » opposé à celui que lui réservait son milieu ». « Je me suis choisi » déclare-t-il, car, comme l’écrit Sartre : « L’important n’est pas ce que l’on fait de nous, mais ce que nous faisons nous-mêmes de ce qu’on a fait de nous ». Alors qu’il aurait pu aider ses frères à échapper à « l’élimination scolaire » qui vise à rejeter les classes populaires et à légitimer la domination de classe, alors qu’il n’a jamais soutenu financièrement ses parents quand il en avait les moyens, Didier Eribon bat sa coulpe : « je fus égoïste » ...
En refusant sa destinée sociale, tout transfuge vit entre deux identifications imbriquées, entre deux mondes que tout oppose. Le fils d’ouvrier devenu l’intellectuel gay ne culpabilisa que vingt ans après, comme en témoigne ce livre. « On ne fait pas table rase de son passé », et l’auteur retourne à Reims après la mort de son père homophobe et raciste qu’il a tant détesté. Lui, le sociologue revient se mettre enfin à l’écoute de la classe ouvrière.
• Didier Eribon : Retour à Reims. - Arthème Fayard, 2009. Puis Flammarion, 2018, et coll. Champs Essais, 2024, 247 pages.
Lu par Kate