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Beaucoup d'écrivains ont été inspirés par la vie de leurs parents disparus, par la relation qu'ils avaient eue avec leur mère et leur père. Voici donc un livre de plus sur ce sujet classique à ceci près qu'il semble naviguer entre autobiographie et autofiction.

Originaire de Barbastro où ses parents habitaient, puis l'ayant quitté pour Saragosse, le narrateur a choisi d'intituler son ouvrage « Ordesa » par référence à la vallée au nord de sa ville natale où son père l'avait emmené pour contempler le Mont Perdu et la réserve naturelle qu'il domine, et aussi y faire du ski dans les années soixante-dix. Cependant la discrétion concernant la description de cette région dans le roman tend à effacer la pertinence du titre pour n'en faire qu'un paradis virtuel.

 

Tout le roman est construit sur l'amour poignant que le fils porte à ses parents. Aussi la plupart des — courts — chapitres se consacrent à cet amour pour le père ou pour la mère. Le narrateur se souvient que, petit garçon, il était fier d'eux. Un couple qui présente bien mais ne va pas à la messe. Le père, représentant de commerce — il traverse l'Aragon en Seat pour vend des tissus produits à Barcelone — est un bel homme mais un taiseux. La mère au contraire est bavarde, une jolie bavarde, maladroite, fière de son salon et plus soucieuse de sa coiffure et de son bronzage que de l'état de la salle de bain. La dévotion du fils est pathétique. Il multiplie les souvenirs tristes, rarement heureux, mais manque dramatiquement de supports à son affection. Les parents n'avaient pas d'appareil photo et refusaient qu'on les photographie. L'année de naissance de la mère comme son second patronyme restent incertains. Le grand-père paternel reste aussi dans le flou...

 

Après leur décès, en 2014 et 2015, le narrateur fouille l'appartement des parents mais ne trouve que quelques rares clichés ayant échappé au rangement maniaque de sa mère qui avait une tendance maladive à tout jeter. C'est souvent triste à en pleurer : comme si le père et la mère n' avaient pas voulu pas que soient conservées les traces de leur passage sur terre ! Le choix de la crémation entraîne le narrateur dans une litanie de regrets et c'est certainement alors qu'on nage le plus dans le pathétique. « Je ne vais à aucun enterrement ; j'ai passé ma vie à ça : éviter les obsèques ». A la mort de la grand-mère, de l'oncle Alberto ou de la tante Reme, il ne va pas aux enterrements : « Je ne peux pas y aller, évidemment ». Le narrateur se compare à un « déserteur ». Il abandonne aussi l'enseignement, fatigué de devoir apprendre aux élèves à ne plus confondre Quevedo avec Gongora. Il divorce aussi et ses fils vont vivre avec leur mère. Le narrateur est un déçu du monde qui s'éloigne de plus en plus de la société comme par inaptitude à vivre dans le réel. Ceci est souligné par sa manie de donner aux parents et aux proches des noms de compositeurs célèbres alors qu'ils ne sont pas plus mélomanes que lui. Le père est Bach, la mère — qui adore Julio Iglesias — sera Wagner. L'oncle Alberto est Monteverdi, les enfants du narrateur seront Vivaldi et Brahms, raccourcis en Bra et Valdi !

 

Né en 1962 comme son personnage, Manuel Vilas a composé avec Ordesa le roman apparemment banal d'une famille espagnole de la classe moyenne à l'heure où l'Espagne s'ouvre à la société de consommation et au tourisme de masse avec son flot de belles voitures étrangères. Ordesa a eu un succès considérable en Espagne et a été couronné par le Prix Fémina du roman étranger en 2019. Des pages méritent une mention spéciale, elles sont parmi les plus réjouissantes du roman : c'est le récit de la réception du célèbre écrivain Juan Goytisolo à la cour de Madrid, main dans la main avec la reine perchée sur « ses talons tortionnaires ». Le narrateur en tire une réflexion qui va bien avec l'atmosphère générale de son roman. Le roi Felipe VI a le privilège de voir les portraits de ses ancêtres quand il veut. Le narrateur non.

 

 

Manuel Vilas : Ordesa. Traduit de l'espagnol par Isabelle Gugnon. Éditions du Sous-Sol, 2019, 398 pages.

 

 

Tag(s) : #LITTERATURE ESPAGNOLE
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