Pour sa trilogie sur l'Espagne contemporaine, Javier Cercas a créé un personnage de policier peu conventionnel, Melchior Marin. Entre le premier volume (Terra Alta), où Melchior résout l'énigme de l'assassinat des époux Adell, un couple d'industriels âgés, et le troisième (Le château de Barbe Bleue) où Melchior va devoir sauver sa fille Cosette des griffes d'un milliardaire aux Baléares, voici donc Indépendance.
A priori le titre m'a intéressé car il sous-entendait un sujet centré sur la tentative de Puigdemont pour mener la Catalogne à l'indépendance en 2017. Dans un bref passage, cet homme politique est effectivement mentionné, et présenté comme une marionnette manipulée par une poignée de privilégiés pour conserver leur puissance au cœur de la société catalane. Mais en réalité le roman a d'autres enjeux car Melchior va devoir, avec les mossos d'esquadra, ses collègues policiers catalans, enquêter sur un chantage menaçant la maire de Barcelone. Pour que ne soit pas dévoilée une sextape compromettante, il est exigé de la maire une forte rançon puis sa démission ! Avant d'entrer dans le vif du sujet, les dialogues se perdent si longtemps dans un bavardage futile et barbant tel qu'on n'est pas loin de laisser tomber le bouquin.
Alors quel est l'intérêt de ce roman ? Si on persévère, on découvre à la longue une intrigue serrée et ahurissante où l'indépendance n'est pas celle de la Catalogne mais celle du policier qui s'écarte de sa hiérarchie, et agit seul devenant in fine un justicier. Outre l'enquête nécessitée par le chantage, et l'on sait que les œuvres de Cercas reposent toutes sur l'enquête comme mode opératoire, l'intérêt concerne aussi la place de la littérature pour l'individu et la société. Laissons parler Melchior : « Ce que j'ai appris, c'est que les romans ne servent à rien. Ils ne racontent même pas les choses telles qu'elles sont mais comment elles auraient pu être, ou comment nous aimerions qu'elles soient. Et c'est comme ça qu'ils nous sauvent la vie. » Melchior a fait de la prison. Il y avait un bibliothécaire qui l'a incité à lire Les Misérables, le roman de Victor Hugo. Melchior a été transformé par cette lecture puisque dans Indépendance il se glisse à la fois dans la peau de Jean Valjean et de Javert !
La narration de l'enquête est dédoublée et joue sur deux temporalités entrecroisées : d'une part une narration principale où le romancier montre Melchior conduisant son travail d'enquête au sein de l'équipe policière tout en s'occupant de sa fille Cosette, d'autre part des chapitres plus courts constitués des dialogues de deux personnes d'abord anonymes qui seront identifiées plus tard. Melchior cherche à empêcher la maire de démissionner et en même temps il découvre le moyen de se faire justicier. Les trois hommes en couverture représentent les puissants personnages, Casas, Rosell et Vidal, qui tiennent la ville et qui dans leur jeunesse ont commis des viols restés impunis. Ces trois hommes, dont l'un est devenu l'adjoint de la maire, et un autre son ex-mari, avaient, au temps de leurs études, un camarade étudiant qui n'était pas de leur milieu, qu'ils avaient embringué dans leurs frasques, et ce Ramirez filmait leurs nuits orgiaques. Plus tard, parmi ces cassettes vidéo longtemps conservées dans le coffre-fort d'une banque, l'une permettrait de faire chanter la maire. Le maître chanteur est-il seul dans cette tentative d'extorsion de fonds et d'appel à la démission de la maire ? Fils d'une prostituée assassinée, Melchior a une revanche à prendre sur les notables corrompus et cyniques, avant de retourner à Terra Alta où l'attend son amie Rosa.
• Javier Cercas : Indépendance. Traduit de l'espagnol par Aleksandar Grujicic et Karine Louesdon. - Babel, 2024, 454 pages. [ Independencia, Tusquets Editores, 2021].