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Voici l'œuvre ultime de Luca Di Fulvio décédé peu avant la sortie de son roman en France. Ce livre est une réussite exceptionnelle qui emporte le lecteur dans une fiction captivante par la réunion d'une intrigue millimétrée et d'une demi-douzaine de personnages hors du commun. L'un des grands romans étrangers de cette rentrée littéraire.
A l'hiver 1633 dans les Alpes italiennes, là où l'on parle aussi allemand et slovène, Borgo San Michele voit se dérouler un thriller fondé sur une histoire d'amour et une prétendue affaire de sorcellerie qui donne lieu à un procès contemporain de celui que l'Inquisition intente à Galilée. Autour de la figure maléfique de l'inquisiteur, le redoutable Constantin Tron, entrent dans la danse deux jeunes hommes qui ont partagé la même éducation et qui deviennent ennemis, Daniele et Paolo ; un brave prieur qui a participé à leur éducation, le frère Thevet ; deux abbesses, l'une humaniste et l'autre bigote ; un évêque mondain, Mgr Tebaldi ; un capitaine aguerri aux conflits du temps, Buccaltieri ; deux ou trois putains ; et, pour que l’histoire commence vraiment, Weser, le vieil astronome assassiné, et Astrid Gallo sa servante égorgée. A cette liste des personnages, il convient d'ajouter l'hiver, le froid, la neige. Et plusieurs autres figurants, représentants du peuple de Borgo San Michele, où tout le monde semble se connaître et redouter le Saint-Office.
Et surtout Susanna Brana, si belle et rebelle qu'elle a tout pour tenir le premier rôle, celui de la sorcière ! Daniele et Susanna nous sont présentés par le romancier un jour de novembre 1610. Daniele di Barco, qui a cinq ans et est né « coiffé », — et s'inscrit ainsi dans la tradition régionale des « benandante » — voit mourir sa mère tandis que son père alcoolique le confie au prieur de l'abbaye Santa Ulpizia, le frère Thevet. Le même jour, le prieur recueille une pauvresse sur le point d'accoucher. C'est ainsi que Jehanne, la sage-femme appelée d’urgence à l'abbaye, met au monde Susanna Brana mais ne peut sauver sa mère. Une fille née d'une putain au monastère : naissance inhabituelle et premier scandale ! Empressée de la traiter de sorcière Jehanne conseille aux moines de la faire disparaître ce que frère Thevet refuse ; bien au contraire il la fait élever au couvent avec le petit Daniele. Pour le prieur plein d'humanité ils seront en quelque sorte ses deux enfants.
Découvrir Susanna en guise d'enfant Jésus, dans la crèche de Noël 1610 à l'abbaye Santa Ulpizia, c'est pour l'évêque Tebaldi un second scandale. Susanna est donc confiée aux sœurs du couvent voisin... Mais quinze ans plus tard, — instruit par le frère Thevet — Daniele devient son professeur et lui fait découvrir « le paradis caché » de la connaissance que peu après, chassée du couvent, Susanna se voue à partager avec des femmes de Borgo San Michele. Elle les délivre en secret de la « douce ignorance féminine » à laquelle les mœurs du temps et la résolution d'une Église conservatrice voulaient les soumettre à toujours. Mais le secret de ces réunions est vite éventé. A la fois ébloui par la beauté de Susanna et excédé par son comportement social, l'inquisiteur l'accuse de sorcellerie et de meurtre : Pablo devenu son adjoint trouve en face de lui Daniele en avocat du diable, et amoureux de Susanna, même après qu'elle a épousé le vieux savant qui lui offre connaissances, livres, confort — et protection tant qu'il vit.
Le parcours de Daniele est erratique et son âme est torturée. Il se sent coupable de la mort de sa mère parce qu'on lui a dit qu'étant né « coiffé » il aurait dû avoir un pouvoir de guérison. Il se sent coupable de concupiscence devant Susanna qu'il éduque à la liberté de penser. Il cède un temps au charisme de l'inquisiteur en trahissant sa jeune amie. Il fuit un temps le monde des hommes pour une cabane de forestier, chargé de retenir les loups loin de la cité. Il se livre à un long combat passionné face à Pablo qui veut allumer encore un bûcher pour plaire à l'inquisiteur. Celui-ci caresse ses boucles blondes et persiste à voir en toute femme l'instrument du diable. Ces épisodes moraux et immoraux sont magnifiquement contés tandis que le mystère de la mort de l'astronome et de sa servante se dissipe lentement. Surtout, les cent dernières pages réservent bien des surprises et retournements de situation autant tragiques que comiques. Il faut laisser aux lectrices et lecteurs le plaisir de découvrir le tout distillé par l'écriture très élaborée de Luca Di Fulvio. Mais sachez au moins que le bûcher sera allumé pour Susanna ! Le plus beau plaidoyer contre tous les obscurantismes annonce à juste titre la 4è de couverture.
• Luca Di Fulvio : Le Paradis caché. Traduit de l'italien par Elsa Damien. Istya & Cie (ex-Slatkine), 2023, 588 pages.
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