/image%2F0538441%2F20230805%2Fob_75cfb8_dziembowski.jpg)
Avant la réunion des États Généraux du royaume, à quoi pouvait bien renvoyer l'idée de révolution pour un sujet de Louis XVI ? Au mieux à des événements qui avaient bouleversé l'Angleterre au siècle précédent, car dans l'histoire de France, il n'y avait rien de tel. La Révolution de 1789 — l'année sans pareille — et des années suivantes fut vécue comme une série incompréhensible d'événements. Le choc était si puissant qu'il était tentant de rechercher « une main cachée » pour en expliquer l'inexplicable.
C'est en étudiant l'histoire des Premiers Ministres William Pitt, le père et le fils, qu'Edmond Dziembowski, professeur d'université à Besançon, a été amené à s'interroger sur la réalité d'un complot anglais à l'origine de la Révolution française, une thèse répandue dans la littérature complotiste de la fin du XVIIIe siècle. Il a ensuite élargi son regard à l'ensemble des théories conspirationnistes qui constituent une “lecture alternative” des origines de 1789. De tous ces “complotistes” le plus connu est l'ancien jésuite Augustin Barruel. Ses Mémoires pour servir à l'histoire du jacobinisme, près de 2000 pages fort répétitives dont la lecture est « un calvaire » d'après l'historien, furent initialement publiés à Londres en 1797 où Barruel était exilé.
Tous ces dénonciateurs de complots sont des notables qui ont leur page Wikipedia : Gabart de Montjoie, avocat, auteur en 1796 d'une Histoire de la conjuration de Louis Philippe Joseph d'Orléans ; Bertrand Capmartin de Chaupy connu comme archéologue pour avoir découvert la villa du poète latin Horace ; Charles Palissot de Montenoy auteur dramatique et un temps admirateur de Voltaire ; Jacob-Nicolas Moreau historiographe de France et bibliothécaire de Marie-Antoinette ; l'académicien Jean-Baptiste Suard ; l'abbé et journaliste Thomas Marie Royou ; Gabriel Sénac de Meilhan pour Des principes et des causes de la Révolution en France, 1790, qui a fait une carrière d'intendant et de romancier ; Antoine comte Ferrand auteur en 1790 des Conspirateurs démasqués et ultérieurement pair de France et ministre. Etc... etc... C'étaient des gens intelligents et cultivés et pourtant ils ont plongé dans le conspirationnisme comme en 1941 Bernard Faÿ qui, de spécialiste des francs-maçons est devenu pour servir Pétain leur bourreau.
—————
Ce corpus de sources écrites de 1789 à l'Empire napoléonien aboutit à la description de quatre complots majeurs que l'auteur présente et décortique, avec une pincée d'humour qui rend la lecture de cet ouvrage fort plaisante et moins éprouvante que les pavés de sa documentation.
Complot n°1 : le complot protestant.
Tout le monde se souvenait qu'en 1685 Louis XIV avait aboli l'édit de Nantes qui avait organisé la vie des protestants en France depuis 1598. Les huguenots refusant la conversion forcée ou simulée avaient émigré vers la Suisse, la Prusse, la Hollande, l'Angleterre. Depuis leur refuge ils auraient préparé leur revanche et infiltré l’État. Ainsi Jacques Necker, protestant et genevois, aurait été un des grands agents de la subversion protestante et pas uniquement comme promoteur de réformes pour détruire l'absolutisme et abaisser l’Église catholique. Certains font courir la rumeur qu'il aurait organisé la famine dès la mauvaise récolte de 1788 en spéculant sur les grains et en les exportant vers l'Angleterre pour que le peuple parisien affamé se révolte.
Complot n°2 : la secte des encyclopédistes.
Évidemment les écrits des Philosophes ont influencé la Révolution comme on peut le voir à travers la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen d'août 1789. Mais il s'agit d'autre chose quand on dit complot. Depuis 1750 environ, c'est une véritable organisation clandestine qui, de longue date, aurait entrepris de combattre la religion et la monarchie. De fait, comme l'a bien montré Robert Darnton, 1789 a été précédé de toute une littérature injurieuse envers le roi et la reine, simplement les cahiers de doléances étaient restés respectueux « du roi et de son auguste famille » comme on y écrivait. Ce sont les petits disciples radicaux des Lumières qui en 1789 vont envenimer les esprits — mais la crise était devenue générale, nous le savons bien. Barruel écrit :
« Vers le milieu du siècle où nous vivons, trois hommes se rencontrèrent, tous trois pénétrés d'une profonde haine contre le christianisme. Ces trois hommes étaient Voltaire, d'Alembert et Frédéric second roi de Prusse [...] Il faut à ces trois hommes en ajouter un quatrième. Celui-ci, appelé Diderot, haïssait la religion parce qu'il était fou de la nature ; parce que, dans son enthousiasme pour le chaos de ses idées, il aimait mieux de bâtir des chimères et se forger lui-même ses mystères, que soumettre sa foi au Dieu de l’Évangile. »
Ainsi la France est devenue de plus en plus matérialiste, prête à abandonner la fréquentation des églises et la monarchie de droit divin. Certains finiront par s'imaginer l'intervention du Diable : en 1803 l'abbé Jean-Baptiste Fiard avertit les Français « dans un livre au titre-choc » : La France trompée par les magiciens et démonolâtres du dix-huitième siècle. D'autres pensèrent que le Diable c'était plutôt Napoléon.
Pour Augustin Barruel, il n'y avait pas nécessité de recourir au Diable. Pour lui tous les maux se trouvaient réunis dans un concept, le jacobinisme. C'était quelque chose de plus vaste que le seul club des Jacobins créé en 1789 et supprimé en 1794 après la chute de Robespierre. Le jacobinisme c'était ce comportement maladif qui dynamitait les traditions, les usages politiques, toute la manière de vivre, les anciens rapports sociaux, toute cette façon qu'avait l'Ancien Régime de faire tourner l'économie, de concevoir l'enseignement et la culture.
Complot n°3 : les francs-maçons.
Le duc d'Orléans, qui a un comportement trouble en 1789 accréditant l'idée qu'il vise à s'emparer du trône de son cousin, est par ailleurs le Grand Maître du Grand Orient de France, obédience dont les loges sont, depuis le temps de la Régence de son aïeul, installées dans toutes les villes du royaume. En fait ce n'est pas l'ensemble des maçons que l'on accuse de complot. Il s'agit principalement, des hauts grades de la Franc-Maçonnerie ; ils formeraient selon Barruel un système d'arrières-loges visant à ajouter brutalement l’Égalité à la Liberté, ainsi qu'à venger les Templiers dont l'ordre chevaleresque avait été détruit par Philippe le Bel. Parallèlement, toujours pour Barruel, la maçonnerie aurait été infiltrée par les Illuminés de Bavière (Illuminaten) acteurs d'un projet de subversion généralisée conçu par Adam Weishaupt lors de leur assemblée tenue à Wilhelmstadt à l'été 1782, en même temps que la création du Rite écossais rectifié.
A côté du courant rationaliste de la majorité des maçons, le courant mystique véhiculé par les Illuminés ne doit pas être minimisé, avec le guérisseur Franz Mesmer venu promouvoir le "magnétisme" à Paris, à Versailles et en province. Cela participe de ce courant irrationnel qui introduit la culture romantique dans les années 1780. C'est un courant longtemps sous-estimé par les historiens, et qui fait contre-poids aux Lumières sans que les Français de 1789 y voient nécessairement une contradiction. La fortune du gothique noir, ou roman gothique, va dans le même sens : époque noire, roman noir ! Le marquis de Sade l'a bien formulé dans ses Idées sur les romans.
« Peut-être devrions-nous analyser ici ces romans nouveaux, dont le sortilège et la fantasmagorie composent peu à peu tout le mérite, en plaçant à leur tête Le Moine. [...] Ce genre devenait le fruit indispensable des secousses révolutionnaires dont l'Europe entière se ressentait. Pour qui connaissait tous les malheurs dont les méchants peuvent accabler les hommes, le roman devenait aussi difficile à faire que monotone à lire ; il n'y avait point d'individu qui n'eût plus éprouvé d'infortunes en quatre ou cinq ans que n'en pouvait peindre en un siècle le plus fameux romancier de la littérature ; il fallait donc appeler l'enfer à son secours pour [...] trouver dans le pays des chimères ce qu'on savait couramment en ne fouillant que l'histoire de l'homme dans cet âge de fer. »
Complot n°4 : celui du gouvernement anglais.
C'est un règlement de compte que Londres a préparé en représailles de l'aide décisive apportée par le gouvernement de Louis XVI aux Insurgents américains dès 1781 ; il vise à venger l'humiliation anglaise de 1783 : la perte des Treize Colonies. Même Camille Desmoulins y croit quand en 1793 l'Angleterre organise la 1ère coalition pour détruire la République. Il se souvient que dans les années 1640 Richelieu avait soutenu les adversaires des Stuarts et qu'ainsi la révolution anglaise avait décapité Charles Ier. Chez nos ennemis héréditaires, William Pitt le jeune est le Premier Ministre à la manœuvre durant toutes ces années 1783 à 1801. Les voyages en Angleterre du duc d'Orléans — anglophile convaincu — servent même cette croyance au complot britannique.
En fait, ce n'est pas un complot c'est un fil conducteur de la politique anglaise visant à limiter l'influence de la France, particulièrement quand la région des bouches du Rhin passe sous son influence, ainsi en 1793. La « cavalerie de saint Georges » finance donc les adversaires de la République. Et Londres reçoit les émigrés français, tel l'ex-jésuite Barruel après François-René de Chateaubriand.
—————
L'imagination politique des Français de 1789 avait malgré tout l'avantage de ne pas aller chercher de « main cachée » chez les Juifs. Quelques décennies plus tard il n'en serait plus ainsi dans la pensée contre-révolutionnaire... mais entre-temps l'histoire des origines de la Révolution française aurait, elle, commencé à trouver des historiens plus solides, tel Guizot, Lamartine, Taine ou Michelet.
Ce livre très riche procure une lecture enthousiasmante comme rarement les ouvrages savants en fournissent l'opportunité. Les citations assez longues pour être éclairantes, les références aux textes incriminés, et jusqu'aux réactions personnelles de l'auteur, obligent à recommander un ouvrage qui renouvelle notre connaissance de la fin du XVIIIe siècle tout en attirant notre attention sur un sujet qui n'a de nouveau que l'appellation anglaise : fake news.
• Edmond DZIEMBOWSKI : La main cachée, une autre histoire de la Révolution française. Perrin, 2023, 363 pages.
Ne pas manquer l'entretien avec l'auteur sur You Tube.