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Dans son œuvre littéraire la plus célèbre et la plus commentée, si Denis Diderot fait allusion et référence au Tristram Shandy de Laurence Sterne, ce n'est pas un hasard, car l'art du roman a pris son grand essor au XVIIIe siècle tant en France qu'en Angleterre et surtout ces deux romans sont des éloges de la liberté de la création littéraire et de liberté en général. La version française du roman a été publié en volume en 1796, donc après la mort de Diderot, alors que Schiller l'avait déjà traduit pour le public allemand.

 

Si vous gardez en tête un roman de Balzac ou de Zola comme modèle, vous êtes nécessairement déconcerté par l'œuvre de Diderot. Jacques le Fataliste se présente comme un anti-roman qui démarre en annonçant qu'on ne sait pas d'où viennent et où vont Jacques et son maître, à cheval l'un et l'autre, un peu comme Don Quichotte et Sancho Panza. Bien plus tard on apprend que le maître rend visite à son fils... Au cours de leur “voyage” — si l'on peut dire car il n'est guère question de leurs bagages — leurs aventures sont fondées sur quelques rencontres en chemin et à l'auberge, et le roman consiste essentiellement en dialogues entre Jacques et son maître, un homme dont le patronyme restera ignoré. L'appel fréquent au lecteur, stoppant brutalement le récit en cours, est une autre caractéristique de cette œuvre. Son importance est grande car elle contribue à préciser les idées de Diderot sur la création littéraire en particulier, et à commenter l'œuvre en train de se faire ce qui est une modernité audacieuse qu'on rencontre encore deux siècles plus tard, aboutissant par exemple à la circularité du récit, à ses reprises, je pense par exemple à La route des Flandres de Claude Simon.

 

Pourquoi Jacques est-il qualifié de « fataliste » ? Les deux hommes discutent du destin, de ce qu'on appelle en général aujourd'hui le déterminisme versus la liberté individuelle. Des formules telles que « C'est écrit là-haut », « c'était écrit », jalonnent les propos de Jacques quand il évoque les différents moments de sa vie de valet, ou les péripéties de leur commune aventure. Parmi les maîtres précédents de Jacques, dont la liste est longue comme une parodie d'un passage de Rabelais, un militaire lecteur de Spinoza, a inculqué ce déterminisme à Jacques et son actuel maître s'efforce de l'orienter dans un sens matérialiste et anticlérical. Les critiques concernant les moines, les abbés et les prêtres tissent le fil rouge du roman. Diderot montre ainsi sa position radicale dans le mouvement des Lumières (voir l'essai de Jonathan Israël sur Les Lumières radicales). 

 

Jacques le fataliste décrit les mœurs de son siècle et pas seulement les mœurs galantes. Jacques servait un capitaine dans un conflit du milieu du siècle — vingt ans ont passé depuis la bataille de Fontenoy ; il fut blessé au genou et cette blessure donne lieu à quelque éclairage sur la pratique des soins par un chirurgien puis par Denise, la servante d'un château — ce qui correspond à un épisode de la narration des amours de Jacques, toujours à la demande insistante de son maître.

 

La dimension libertine du livre comprend certaines aventures sexuelles du maître et de l'éducation sexuelle de son valet. Le récit des amours et du dépucelage de Jacques forme un leitmotiv bien visible. Cette histoire s'arrête à plusieurs reprises — et l'on s'imagine qu'on n'arrivera jamais à une scène décisive, ô suspense ! D'ailleurs le roman parut en feuilleton entre 1778 et 1780 — mais c'est pour faire place à des contes savoureux. Le plus célèbre est celui de Mme de La Pommeraye où l'on voit comment une aristocrate se venge d'un amant volage, le marquis des Arcis, le tout conté par l'hôtesse de l'auberge du Grand Cerf.

 

Ce délicieux livre bâti en dehors des règles les plus courantes pour briser l'illusion romanesque surprend les lecteurs d'aujourd'hui comme ceux du passé. C'est une invitation à connaître d'autres textes de Diderot qu'il ne faut pas réduire à l'Encyclopédiste, et à s'aventurer vers d'autres classiques du temps des Lumières.

 

 

Denis Diderot : Jacques le fataliste et son maître. Nombreuses éditions : par exemple Livre de poche classique, 1972, 415 pages ou Folio classique, 2006, 416 pages.

 

Tag(s) : #LITTERATURE FRANÇAISE, #SIECLE DES LUMIERES
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