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L'éditeur français n'a pas conservé le titre original qui sentait l'oxymore et choisi de faire apparaître au premier plan ce toponyme exotique, Ixtepec, qui n'est pourtant pas celui d'une localité imaginaire mais emprunté à une vraie localité du Mexique. Disons-le d'emblée, dans ce roman c'est la ville qui est la narratrice par l'effet d'une personnification donnant à l'œuvre une saveur de réalisme magique.
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Le contexte, bien sûr, est parfaitement réaliste, c'est celui de la révolution mexicaine qui éclate en 1910, vite marquée par ses querelles entre chefs de guerre, esquissées dans ce récit, et se prolonge dans les années 1920. La ville d'Ixtepec a été envahie et dévastée par l'armée zapatiste des paysans indiens. Les habitants qui se vantent d'être métis subissent maintenant les troupes du régime installé à Mexico, et les règlements de comptes sanglants font l'actualité, d'autant que la deuxième partie évoque la révolte des “cristeros” et sa répression impitoyable qui nous fait penser à la guerre de Vendée.
Si le titre évoque une maîtresse d'Ixtepec, c'est en première partie du roman Julia Andrade qui règne, avec ses robes claires, non pas directement sur la ville, mais sur le cœur du jeune général Francisco Rosas qui dirige les troupes gouvernementales envoyées reprendre le contrôle des lieux. On devrait plutôt dire les maîtresses, car en seconde partie du livre on voit la jeune Isabel Moncada remplacer Julia à l'Hôtel de Parc et dans la vie du général — bien qu'il n'aimait pas le rouge de sa robe, sans doute parce qu'il lui fait penser au sang versé sous son ordre.
En même temps Elena Garro décrit une société provinciale, d'autant plus repliée sur elle-même qu'elle a subi des violences et en subit encore. Les colères de Rosas, auxquelles ne sont pas étrangères les états d'âme de Julia, se portent sur les opposants qu'on retrouve fusillés ou pendus pour l'exemple. Les Moncada et leurs amis organisent une fête — « la fête de doña Carmen » — à laquelle sont invités Rosas et ses officiers : ils pensent ainsi camoufler leur soutien aux cristeros, en attendant selon la rumeur l'arrivée libératrice de leur chef Abacuc et de ses hommes. Mais leur manigance est éventée ce qui coûte la vie aux proches d'Isabel. Celle-ci doit alors choisir entre la famille et l'amant.
A côté des épisodes sanglants opérés par la soldatesque, par « Goribar et ses tueurs du Tabasco », le roman décrit une société pittoresque avec son pharmacien poète et ses deux lieux de sociabilité : l'église de don Roque et le bordel de la Luchi. Témoin de la déconfiture des institutions, un fou de dictionnaires se présente comme le président et exige le respect, même quand il élit domicile chez les putains.
Le côté magique apparaît fortement aux chutes de chaque partie, quand le temps se fige pour permettre la fuite de Julia et de son amoureux Hurtado venu en téméraire pour l'enlever, et quand Isabel se change en statue de pierre. Mais ce côté magique reste en permanence dans la conduite du récit par la cité personnifiée, récit qui n'est qu'une remémoration de temps et de dates enfuis.
« D'où proviennent les dates, et où vont-elles ? Elles voyagent toute une année et avec la précision d'une flèche elles se plantent au jour dit, nous montrent un passé, présent dans l'espace, nous éblouissent et puis s'éteignent... »
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Ce roman a assuré presque à lui seul la célébrité d'Elena Garro, qui fut l'épouse du prix Nobel mexicain Octavio Paz et l'amie de l'écrivain argentin Adolfo Bioy Casares. Il a anticipé de quelques années Cent ans de solitude l'œuvre majeure d'un autre Nobel de littérature, Gabriel Garcia Marquez, livre qui a quasiment monopolisé la légende du réalisme magique.
La révolution mexicaine et ses décombres ont inspiré une foule de livres de fictions. Citons Le Llano en flammes et Pedro Parama de Juan Rulfo, La plus limpide région ou Le vieux gringo de Carlos Fuentes, Ceux d'en-bas de Mariano Azuela, L'escadron guillotine de Guillermo Arriaga, ou encore La révolte de Guadalajara de Jan Jacob Slauerhoff.
• Elena Garro : La Maîtresse d'Ixtepec. Traduit de l'espagnol par Claude Fell. L'Herne, 2003, 351 pages. [Los recuerdos del porvenir, 1963]. En couverture : l'actrice Maria Félix photographiée par Juan Rulfo durant un tournage.