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Loin au sud, Roca Pelada est un col fermé à toute circulation de personnes et de marchandises entre deux pays que le lecteur identifie à l'Argentine et au Chili. Un monolithe marque la limite des deux États sous le regard de pierre des dictateurs tutélaires respectifs. Quasiment à 5 000 mètres d'altitude, là où l'oxygène manque, où les sens trahissent, le lieutenant Ricardo Costa exerce depuis plusieurs années la fonction de chef de poste-frontière. Son homologue, le lieutenant Gaitan, lassé par l'altiplano désertique, les anomalies magnétiques, les séismes et la menace des volcans, a réussi à se faire muter sur la côte occidentale. Voilà qu'une femme lui succède. Costa et ses hommes n'en reviennent pas. C'est le trouble dans les Andes ou plutôt dans les esprits de Costa et de ses hommes dont les noms surprenants lui échappent toujours.

 

Militaire psychorigide, Costa, toujours prêt à jaillir de son hamac en uniforme, ne vit que pour la défense de sa frontière. On ne saura rien de ses origines. Obnubilé par le risque de désordre, il passe le plus clair de son temps à scruter les parages de son poste-frontière, à espionner ceux d'en face, à cent mètres à peu près, à détailler avec ses jumelles les versants lointains des volcans divinisés culminant à 6 ou 7 000 mètres. Toujours sur le point d'exiger de son adjoint Quipildor qu'il réunisse ses hommes, des « tropicaux » fiers de leurs groupes sanguins, mais rêveurs, venus des basses terres où coulent les grands fleuves, pour qu'ils se préparent à partir en expédition afin de contrôler les étendues désolées et caillouteuses cachant des mines de métaux rares. Là-bas, des cairns anciens semblent se déplacer, par rapport à une frontière matérialisée de bornes blanchies à la chaux, et de nouveaux apparaître comme par magie à moins qu'il ne s'agisse d'intrusion d'Indiens venus baliser un espace sacré, ré-accomplir les gestes anciens des Incas et honorer les divinités volcaniques.

 

Dans ce bout du monde rien ne devrait se passer que l'écoulement du temps, mais tout est à redouter et comme dans un autre Désert des Tartares l'arrivée de la capitaine Vera Browder sonne comme le déclic de changements en cascade. Sans surprise, le lieutenant Costa tombe amoureux de la belle rousse dont il découvre que la passion pour l'archéologie l'entraînera loin de la frontière... Mais une foule de faits plus surprenants se produit : les boussoles s’affolent, les liaisons radio avec la hiérarchie deviennent problématiques... Le match de football entre les garnisons est truqué à coup d'oxygène... Le sergent Quipildor demande l'asile politique à ceux d'en face... Le contrôleur du train de marchandises prétend devenir soldat pour fuir sa femme alors que les mineurs réclament une femme... Les « tropicaux » prennent plaisir à chanter comme les oiseaux de leurs forêts, et se mettent à trafiquer les sacs de manioc avec ceux d'en-face... Aurait–on tout vu ? Non : survient un vieil Indien échappé de la ville et il conduit Costa et Vera à la découverte de momies au-delà d'un champ de mines.

 

Les Indiens de passage, les mineurs, les bidasses, les officiers — tous vivent dans des univers culturels qui leur sont propres — quand, libérée de ses wagons de minerais, surgit la locomotive folle, celle de l'histoire peut-être. Les rôles s'échangent, le mélange des mondes tourne au chaos surréaliste : est-ce que ça n'en sera pas trop pour le lieutenant Costa ? Par son contexte presque intemporel, par ses épisodes inattendus, ce deuxième roman de l'auteur argentin E.F. Varela apporte un grand plaisir de lecture.

 

Eduardo Fernando Varela. Roca Pelada. Traduit de l'espagnol par François Gaudry. Éditions Métailié. 2023, 346 pages.

 

Tag(s) : #LITTERATURE LATINO-AMERICAINE, #ARGENTINE
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