La maladie d'Alzheimer se répand ! Le passé personnel disparaît par taches, avec des faits, des noms qui se perdent quand on veut les saisir. Le psychiatre et gérontologue Gaustine, ami retrouvé du narrateur, crée des cliniques spéciales pour ces malades. Des chambres y offrent une époque particulière : avec des objets anciens, des odeurs datées, des images révolues, Gaustine crée un climat, ou plutôt une décennie, souvent les années 60, où les patients retrouvent des fragments d'un passé heureux. Le narrateur vient renforcer l'équipe de Gaustine qui doit ouvrir de nouvelles salles vouées à des décennies différentes et de nouvelles cliniques.
La réussite est contagieuse. Les dirigeants de l'Union Européenne se rendent à Zurich chez le Dr Gaustine à la recherche d'un remède pour leurs pays désemparés par une sorte de crainte du futur. D'où l'idée d'organiser dans chaque pays — non pas un référendum sur une constitution européenne comme en 2005 — mais des référendums pour que se dégage la décennie préférée, souvent à cause d'une année, comme 1968 ou 1989 qui en tentent beaucoup. L'auteur qui se met en scène lui-même à travers son homonyme s'amuse des opinions nationales.
Quittant Zurich pour vivre dans son pays une campagne électorale inédite, le narrateur revisite la culture et l'histoire de la Bulgarie où les tenues folkloriques ressortent des placards. Aux “Sotz”, partisans du retour au socialisme stalinien des années 50, s'opposent les “Gaillards” forts du nationalisme du temps de la « Grande Bulgarie » rêvée sous le tsar Ferdinand à la veille de la Première guerre mondiale — leur “belle époque” en quelque sorte. Tandis que les Européens se partagent entre nostalgiques des années 70 — tels les Suédois fiers du succès d'Abba et d'Ikea — et nostalgiques des années 80 — c'était la movida à Madrid mais d'autres avaient les yeux tournés vers la chute du Mur — l'issue du scrutin ne risquera-t-elle pas de faire plonger le petit pays balkanique, la patrie de Gospodinov, dans une nouvelle dictature ? Le narrateur qui l'a flairé juste à temps s'échappe du piège de l'histoire et se retrouve méditer dans un couvent suisse puis dans une bibliothèque new-yorkaise.
Il s'en suit une dernière partie qui m'a moins convaincu, constituée d'épisodes de nostalgie, de l'impuissance du romancier à retrouver le prénom de son ex-femme venue se faire dédicacer l'un de ses romans, et de cogitations sur le temps inéluctable. Peut-être même y aurait-il une autre manière de couronner ce retour vers le passé, ainsi la reconstitution du 28 juin 1914 qui tournerait mal à Sarajevo, ou pire, celle du 1er septembre 1939 à la frontière polonaise... « Est-il possible que ce mélange de temps survienne parce que Dieu fait revenir la bande en arrière ? »
Ce cinquième ouvrage traduit en français de l'écrivain bulgare est une découverte permise par le festival Atlantide, dirigé par Alain Mabanckou, qui s'est tenu à Nantes en mars 2023.
• Guéorgui Gospodinov. Le Pays du Passé. Traduit du bulgare par Marie Vrinat, Gallimard, 2021, 347 pages.