Entre 1850 et 2020 la civilisation occidentale produit une extraordinaire multiplication des musées, principalement d'Art, tandis que des pays éloignés, comme le Japon et la Chine adoptent à leur tour l'aventure muséale, donnant une autre dimension à la mondialisation.
La Belle Époque des musées d'Europe
« L'ouverture à Londres en 1857 du musée de South Kensington signe une date dans l'histoire des musées » affirme l'auteur au début de ce troisième volume qui clôt sa magistrale histoire mondiale des musées. Cela pour plusieurs raisons. Impulsé par Henry Cole, il est issu de la première Exposition Universelle, s'ouvre à la civilisation de son temps en exposant des productions de la société industrielle, enfin il sert de modèle en Europe jusqu'aux années 1920. Aujourd'hui dénommé Victoria and Albert Museum, il fait école sur le continent à Berlin, Munich, Vienne...
L'Europe de la Révolution industrielle voit également s'ouvrir de grands musées consacrés aux sciences et aux techniques. A Munich, le projet du Deutsches Museum est proposé au gouvernement bavarois en 1903, mais l'inauguration retardée par la guerre intervient en 1925. Il innove en proposant aux visiteurs des manipulations. Car le musée n'est plus réservé aux seuls initiés mais convoque désormais le grand public. L'ethnologie est l'autre grande dimension scientifique. L'Exposition Universelle de 1878 à Paris donne naissance au Musée d'Ethnographie du Trocadéro dont les collections seront réparties ultérieurement entre le Musée de l'Homme, le Musée Guimet et celui des Colonies — futur Musée des Arts d'Afrique et d'Océanie. L'ethnologie prospère en liaison avec la colonisation et les bronzes du Bénin sont transportés au British Museum. Le musée de Tervuren est lié à la colonie du Congo, propriété personnelle de Léopold II jusqu'en 1908. Dans la plupart des capitales occidentales, se crée un Museum d'histoire naturelle. La préhistoire entre au musée, suivie de la paléontologie : les dinosaures deviennent les stars des galeries de l'évolution. Les fouilles archéologiques de Schliemann à Troie envoient à Berlin le Trésor de Priam et comme les relations du Reich avec l'Empire ottoman sont excellentes, le Grand Autel de Pergame va suivre. Signalé alors comme l'une des sept merveilles du monde, il arrive à Berlin en pièces détachées entre 1879 et 1886 ; après des locaux provisoires pour l'abriter, il lui faut un Pergamonmuseum tout neuf, inauguré en 1930 dans l'île des musées. Le goût européen de l'Orientalisme triomphe au musée Guimet, initialement ouvert à Lyon. Le musée Cernuschi s'ouvre à Paris en 1898. En 1910 Munich accueille la plus grande exposition des arts de l'Islam jamais organisée en Europe.
Ilya Répine - Portrait de Pavel Mikhailovitch Tretiakov. 1901. Galerie Tretiakov, Moscou
En même temps le Musée d'Art finit de conquérir l'Europe. Beaucoup de ces prestigieuses institutions datent de la Belle Époque. La Galleria Nazionale d'Arte Moderna s'ouvre à Rome en 1883. A Moscou la galerie Tretiakov devient propriété de la ville en 1892 ; elle accueille la peinture récente car à partir des années 1820 l'Ermitage a, selon K. Pomian, « perdu le contact avec l'art occidental en train de se faire et aussi à partir des années 1850 avec les nouvelles orientations de l'art russe ». Londres voit s'ouvrir en 1897 le musée de Millbank plus tard appelé Tate Gallery en 1932. Au lendemain de la Première guerre mondiale, marqué par la naissance de l'Imperial War Museum — qui préfigure les nombreux musées et lieux de mémoire nés du conflit suivant — de nouvelles républiques naissent et chacune d'elle organise son musée national. Un Office international des musées est créé dans le cadre de la SDN en 1926, avec un siège à Paris qui anticipe sur la présence de l'UNESCO. Presque partout en Europe c'est l’État qui crée et finance, ainsi en France avec au lendemain de l'Exposition Universelle de 1937 le Palais de Chaillot pour abriter enfin à Paris l'Art moderne. En ces temps de dictature, le leader soviétique fait disparaître des cimaises les œuvres de l'Avant-Garde pour plusieurs décennies dans les réserves des musées de province tandis Goebbels expose l' « art dégénéré » en 1937, que les SA brûlent des centaines de toiles expressionnistes, et qu'Hitler et Göring organisent le pillage des collections européennes et juives entre 1940 et 1944. Calouste Gulbenkian profite de la vente d'œuvres des musées russes par Staline pour consolider sa collection qu'il installe à Lisbonne.
James Smithson et les mécènes américains
Plus qu'à la Chine, plus qu'au Japon, plus qu'à l'Empire ottoman, c'est aux États-Unis que ces années d'expansion des musées profitent. Après le long tâtonnement des musées de sociétés savantes et d'érudits désargentés, généralement orientés vers les sciences naturelles, le legs du richissime anglais James Smithson à la jeune République américaine, en 1826, est à l'origine de la plus vaste concentration de musées du Nouveau Monde — sinon du monde entier. Mais cela s'est fait lentement car avant la guerre de Sécession, Washington estime ne pas pouvoir consacrer l'argent public à la fantaisie d'une poignée d'originaux et de privilégiés : fréquenter un musée. En août 1846, le Congrès a certes adopté le principe d'établir la Smithsonian Institution, mais un incendie ayant détruit les premières installations en 1865, il faut attendre 1881 pour que le musée démarre vraiment dans ses murs et que le « château » central ouvre ses portes au public en 1888. Ce musée initial à l'architecture de brique donne progressivement naissance à 19 musées nationaux en un siècle et demi. À côté de la National Gallery of Art, les sciences et techniques, l'air et l'espace, les arts asiatiques, les arts africains, les Indiens d'Amérique en 2004 et enfin en 2016 le musée des Afro-Américains — et on en passe — viennent constituer aujourd'hui l'équivalent de l'addition parisienne du Louvre, d'Orsay, du Quai Branly, de Guimet, du MNAM, du CNAM et du Muséum...
Washington, Smithsonian Institution - le Château
L'initiative venue d'Angleterre suscite l'imitation. Dès 1870 est annoncée la naissance du MFA, Museum of Fine Arts à Boston, et du MET, Metropolitan Museum of Art à New York. Philadelphie, Chicago, Cleveland, Pittsburgh, Buffalo, etc, vont suivre. Derrière ces multiples créations, il y a d'abord des amateurs d'art comme James Jackson Jarves, des collectionneurs comme William Corcoran par ailleurs banquier, des galeristes comme les frères Duveen et Samuel Avery à New York, mais de plus en plus se dessine le rôle des milliardaires, dont le nombre monte en flèche après 1865, et qui voudront se présenter comme philanthropes : on pense aux Frick, Rockefeller, Carnegie, et Andrew Mellon pour la National Gallery de Washington. « Le MFA et le MET introduisent le mieux à l'histoire des musées d'art aux États-Unis » note K. Pomian qui analyse minutieusement leur gestation. Souvent un Bureau of Trustees se constitue pour rédiger une charte, lancer des souscriptions, nommer des directeurs, trouver un architecte, etc. Ces musées révolutionnent la vie culturelle car ils sont largement ouverts au public, impriment des catalogues, s'adjoignent des bibliothèques, des visites guidées, des centres d'études, etc.
Le rôle des femmes a été essentiel dans la naissance du MoMA : Abby Aldrich, Lizzie Bliss, Mary Quin rencontrent le milliardaire Anson Goodyear qui après avoir dirigé l'Albright Art Gallery de Buffalo a été démis de ses fonctions par les trustees pour avoir... acheté un tableau de Picasso. Goodyear les aide à mettre sur pieds un musée consacré à ce qu'elles adorent : l'art moderne (entendre : le plus contemporain). Un jeune diplômé de Princeton et de Harvard est choisi pour diriger le musée qui ouvre en 1929 : c'est Alfred H. Barr. Architecturalement le nouveau bâtiment inauguré à Manhattan en 1939 rompt avec les schémas classiques (colonnade, portique, ailes et rotonde) au profit d'une façade genre Bauhaus. En moins de dix ans il acquiert « une stature qui lui assure pour longtemps une place à part dans l'ensemble des musées américains » tant il promeut la création contre l'art académique. On en viendrait à oublier d'autres supporters de l'art moderne, comme le docteur Barnes et sa fondation à Philadelphie.
L'autre rupture dans l'histoire des musées arrive, non pas l'année suivante avec l'ouverture au public de la collection de Solomon Guggenheim mais avec son installation en 1959 sur la 5ème Avenue à New York, dans les nouveaux local hélicoïdaux dessinés par Frank Lloyd Wright : Kandinsky, Chagall, Léger, Moholy-Nagy s'y retrouveront. Depuis le Guggenheim de New York l'architecture des musées est nécessairement innovante, ainsi baroque à Bilbao sur la planche à dessin de Frank Gehry, au point que le contenant risque de devenir plus remarquable que le contenu. Il a marqué l'époque et les esprits au moins autant que le Centre Pompidou de Piano et Rogers.
Le musée Guggenheim de Bilbao - architecte F. Gehry
Le triomphe du musée d'Art : Malraux avait raison
Exemplaire est l'aventure du musée du Quai Branly qui a vite perdu sa dénomination chiraquienne de musée des Arts premiers. Les objets jadis sacrés de peuples lointains sont métamorphosés en œuvres d'art et visités comme tels, réduisant aux vidéos la part de l'ethnographie. Le musée imaginaire publié en 1947 par Malraux est « une anticipation » de l'évolution qu'accélère la reproduction photographique puis numérique, grâce à quoi le simple visiteur comme le spécialiste plasticien et l'historien d'art ont désormais un accès illimité aux détails et aux comparaisons par dessus les frontières, les civilisations et les périodes.
Depuis 1945 il y aurait beaucoup à dire sur les transformations des musées et la dernière partie de l'ouvrage de K. Pomian est précisément intitulée « Le boom des musées ». Il s'agit d'abord de restitutions après le pillage nazi et l'on sait que l'affaire a souvent traîné, tout comme désormais celles consécutives aux pillages archéologiques et coloniaux — sur quoi l'auteur termine son œuvre bien que cela ne fasse guère conclusion. Il s'agit ensuite de la multiplication des lieux et de leurs visiteurs. Un seul exemple : de 13 millions en 1970, les musées du complexe de la Smithsonian sont devenus 31 millions en l'an 2000.
Le Louvre d'Abu Dhabi - architecte Jean Nouvel
Depuis les années 1970, la tendance est aussi à l'augmentation de la taille des grands musées, à l'image du Met grignotant Central Park, du Louvre chassant le ministère des finances, réaménagé en Grand Louvre et débordant sur Lens et Abu Dhabi, de même que Beaubourg se délocalise à Metz et à Shanghai. D'autres institutions se dédoublent pour réserver leur double à l'art moderne ou contemporain, comme la Tate.
De cette inflation du sujet, l'auteur est bien conscient, page 637, quand il écrit « Des innovations apportées aux musées par cette période, nous ne pourrons dégager que les grandes tendances ; autrement ce livre aurait plusieurs volumes de plus. » Mais, très concrètement, le lecteur qui s'attendrait à de justes développements sur les nouveaux musées apparus en Californie (LACMA, Getty...), au Mexique, en Chine post-maoiste ou en Inde — pour se limiter à ces cas — ne sera pas satisfait de la rapide liquidation du projet, qui laisse en marge ces musées de terres lointaines tout comme il ignore le phénomène des visites et galeries virtuelles. Ces ambitions immenses auraient sans doute nécessité une collaboration internationale de spécialistes. Néanmoins cet ouvrage restera comme une référence incontournable.
• Krzysztof Pomian. Le musée, une histoire mondiale. 3. À la conquête du monde. 1850-2020 - Bibliothèque illustrée des Histoires. Gallimard, 2022, 936 pages.