La collection La Vie des Idées fondée par Ivan Jablonka propose de brefs essais écrits par des universitaires. Ce volume éclaire une voie pour éviter les anachronismes, mais aussi et surtout, entend équilibrer une histoire dictée par la longue tradition rationaliste occidentale en rendant aux affects une juste place dans le travail historique, suivant en cela les recommandations de toute une école emmenée par Norbert Elias, Lucien Febvre, Robert Mandrou. Depuis les années 1980 et encore aujourd'hui c'est Alain Corbin qui préside à cette floraison d'ouvrages innovants sur les sensibilités.
Pour convaincre de la richesse de cette démarche, quatre brèves études ont été retenues. Sarah Rey nous décrit l'importance des larmes dans l'Antiquité romaine quand, par exemple les hommes politiques pouvaient pleurer en public. Damien Boquet montre l'évolution des émotions au Moyen-Âge avec une montée de l'émotivité dès la fin du XIIIe siècle. Anouchka Vasak nous intéresse à la sensibilité “météorologique” entre les Lumières et le Romantisme, quand le journal intime devient le “baromètre de l'âme”. Et la guerre ayant provoqué dès 1914 une forte expansion des échanges épistolaires, Clémentine Vidal-Naquet s'intéresse à la place des sentiments dans les lettres des poilus et de leurs épouses.
Après qu'Alain Corbin a rappelé le danger toujours menaçant de l'anachronisme et d'une histoire victime des idéologies — « Je suis révolté par la manière dans on s'efforce aujourd'hui d'écrire, de conseiller, d'enjoindre à une histoire tribunal » — Thomas Dodman, Quentin Deluermoz et Hervé Mazurel avertissent contre le réductionnisme découlant pour la pratique historique de la montée des neurosciences et du linguistic turn et appellent à prendre acte du « fossé qui sépare ces lectures universalistes et constructivistes de nos vies affectives ». Tous plaident pour une histoire cultivant de bonnes relations avec l'anthropologie.
• Alain Corbin et Hervé Mazurel. Histoire des sensibilités. PUF, 2022, 118 pages.