L’historien Thomas Dodman retrace l’histoire de la nostalgie de la fin du 17ème siècle à nos jours. Il a cherché à comprendre pourquoi cette pathologie du mal du pays, souvent mortelle, ne fut plus considérée à partir de la fin du 19ème siècle que comme une émotion banale. L’auteur se fonde sur les commentaires des historiens de la médecine autant que sur les témoignages des médecins militaires et sur l’histoire des armées. Apparue à la fin du 17ème siècle en Alsace dans les rangs des soldats suisses expatriés, la nostalgie fut révélée par Johannes Hofer à Bâle en 1688. Heimweh, homesickness ou break down, cette pathologie fit des ravages parmi les soldats ; les Français furent les plus touchés pendant les guerres révolutionnaires.
Les médecins militaires diagnostiquèrent ce « mal du pays » comme la conséquence de l’arrachement des soldats à leur milieu, du dépaysement et de l’ennui. Jusqu’à l’époque romantique le milieu médical faisait preuve d’une certaine compassion pour ces « soldats sensibles ». Mais à partir de 1820 le mal du pays devint méprisable : c’était un « déficit de virilité » alors que les guerres napoléoniennes avaient besoin d’hommes forts. Dès 1820 on a démédicalisé la nostalgie clinique alors que sous la Restauration et la Monarchie de Juillet elle sévissait encore, en particulier la « nostalgie africaine » lors de la colonisation de l’Algérie. C’est en 1884 que l’on ensevelit le dernier mort du mal du pays dans l’armée française. Jusqu’alors les soldats regrettaient leur pays. Dès la fin du 19ème siècle, revenus dans la vie active, les vétérans s’attachèrent au souvenir de leur vie de soldat pour « donner un sens à un monde d’après-guerre inhospitalier » où ils ne retrouvaient pas leur place.
La maladie ne fut plus dès lors considérée comme le regret de l’espace mais du temps, comme un sentiment inné, propre à la nature humaine. Thomas Dodman montre à quel point ce trouble est une « émotion historique liée à la modernité » ainsi que le souligne Svetlana Boym. Toujours changeante elle devient un phénomène social quotidien. Certes à partir des années 1920 « la nostalgie n’est plus ce qu’elle était » ; reste qu’elle fait encore de nombreuses victimes parmi les personnes déplacées, exilées ou esclaves ; mais aussi dans les hôpitaux, les prisons, ou les internats en raison de l’isolement et de la contrainte dans un milieu dépaysant. Il en va de même de l’aliénation au travail industriel. La modernité engendre le regret du temps passé. La mode du vintage, par exemple, connaît un grand succès. La nostalgie est devenue un phénomène moderne, symptôme de l’ère capitaliste industrielle.
À l’origine objet médical, ce sentiment a beaucoup varié en deux siècles. La nostalgie ne concernait au début que les armées où elle constituait déjà « un symptôme précurseur de transformations sociales plus profondes ». Elle se niche désormais en chacun. Mais elle peut pousser à s’adapter au lieu de sans cesse déplorer que « c’était mieux avant » !!
• Thomas Dodman. Nostalgie. Histoire d'une émotion mortelle. Traduit par Alexandre Pateau, Johanna Blayac et Marc Saint-Upéry. Seuil, Univers historique, septembre 2022, 313 pages. [What Nostalgia Was : War, Empire, and the Time of a Deadly Emotion. University of Chicago Press, 2018].
Chroniqué par Kate