Titulaire d’une thèse de doctorat sur les féministes au 19ème siècle, la journaliste Laure Adler a passé son enfance en Guinée et vécu un temps avec un ethnologue : bien des éléments de sa vie la rapprochaient de Françoise Héritier dont elle publie la biographie, émaillée de quelques passages autobiographiques. En rédigeant tout au présent elle rend plus sensible son affectueuse admiration pour Françoise Héritier, femme modeste, « généreuse et bienveillante » engagée dans tous les combats contre les inégalités et pourtant dépourvue de toute confiance en elle : « tout provient de l’éducation que j’ai reçue qui faisait des filles des sous-produits à côté de l’humanité accomplie que représentaient les hommes ».
Née en Auvergne en 1933 et décédée le 15 novembre 2017, jour de son anniversaire, Françoise Héritier a donc fait très jeune l’expérience de la « domination masculine » dénoncée par Bourdieu. Elle s’est révoltée contre cette situation qui sera fondatrice de tous ses combats. Étudiante à Paris elle rencontra Claude Lévi-Strauss et découvrit « l’anthropologie structurale ». En 1957 elle entama dix années de recherches en Haute-Volta parmi les Sumos afin de comprendre « le soubassement universel de toutes les cultures ». En 1980 elle entra au Collège de France et y fut le deuxième professeur féminin après Jacqueline de Romilly. Sa vie privée ne fut guère heureuse : ses parents rompirent peu à peu tout lien avec elle ; épouse de Michel Izard puis de Marc Augé, la maladie la frappa dès la cinquantaine. Sa fille Catherine, dépressive, n’égaya guère ses derniers moments.
Anthropologue puis féministe Françoise Héritier était une battante et défendit la cause des séropositifs, des homosexuels et des femmes. Elle en vint à s’opposer à Lévi-Strauss à qui elle succéda à la direction de l’EHESS, en approfondissant sa théorie de la prohibition de l’inceste. Lévi-Strauss ne tenait pas compte d’un présupposé : la « valence différentielle des sexes » : pourquoi la domination masculine est-elle constante en toutes cultures depuis toujours ? « pour se reproduire à l’identique l’homme est obligé de passer par un corps de femme. C’est cette incapacité qui assoit le destin de l’humanité féminine » : le privilège d’enfanter justifie l’aliénation des femmes. Mais cet invariant n’était pas immuable selon Françoise Héritier : à preuve, la contraception fut le premier outil de leur libération. La chercheuse devenue féministe l’a défendue tout comme elle a soutenu le mouvement Me Too. Elle a fondé l’anthropologie du corps et de ses substances : le sang, le sperme, le lait. C’est parce que la femme ne peut produire du sperme qu’elle est « le deuxième sexe ». Françoise Héritier cherchait à comprendre « ce qui est commun à toutes les sociétés ». Opposée au multiculturalisme elle défendait l’universalisme, la liberté et l’intégrité de « la » femme, « quelles que soient sa classe, son origine, sa condition, son appartenance ».
Laure Adler renouvelle le genre biographique en s’impliquant dans le portrait chargé d’émotion de celle qui fut son amie. Même si le propos semble parfois répétitif on est sensible à l’affection de l’auteure pour cette femme hors du commun qu’elle a tant admirée.
• Laure Adler : Françoise Héritier, le goût des autres. Albin Michel, 2022, 267 pages.
Ouvrage chroniqué par Kate