Les Simart-Duteil forment un clan familial réuni dans la villa normande où ils savourent leurs fêtes familiales mieux que dans la grande maison de Créteil. Pour ce premier roman de littérature générale, Kinga Wyrzykowska brosse avec une certaine ironie un tableau très contemporain de gens mondains et branchés, soucieux de leur apparence, grands consommateurs d'anglicismes et d'internet. Elle écrit de façon très directe, nerveuse, et sait fondre les dialogues dans le récit sans tirer à la ligne comme Simenon.
Comment ces bourgeois chics, les Simart-Duteil, vont-ils réagir au problème que vient leur soumettre l'un des leurs ? Commençons par faire les présentations. Claude Simart-Duteil avait épousé Isabella, dite Zaza, qui place ses espoirs de coquette dans la chirurgie esthétique. Entrepreneur du BTP, Claude Simart-Duteil avait construit des autoroutes au Moyen-Orient. Ils habitaient à Créteil dans une grande maison à tourelle. Le couple a eu trois enfants : Paul l'aîné, Clothilde et Samuel le cadet. Le premier a fait du journalisme, actif sur les réseaux sociaux il rêve encore de créer une chaîne you tube consacrée aux potins politiques. Il s'est éloigné un temps du groupe familial pour vivre sa vie de mondain homosexuel ; à l'occasion des 70 ans de sa mère, il est revenu s'installer dans la Bergerie, une dépendance de la villa, et il s'érige maintenant en défenseur du clan. Samuel, le cadet, est un célèbre chirurgien plasticien et il dirige depuis 2001 une clinique réputée, dont la fondation a été financée par la vente de l'entreprise de BTP de son père, peu avant son décès. Clothilde au contraire de ses frères a arrêté ses études pour épouser Antoine que ses absences professionnelles laissent insatisfaite. Samuel vient de se remarier avec Monika, la beauté slave qu'il a d'abord connue comme cliente ; au bord de la Baltique leur mariage a été fastueux. Mais entre le 70ème et le 71ème anniversaire d'Isabella le clan familial soudé et triomphant se transforme en un groupe menacé, et aux abois.
La romancière a imaginé une intrigue épatante. Profitant de ses longs voyages d'affaires au Moyen-Orient, Claude Simart-Duteil a séduit une fille de là-bas qu'il a épousée et un fils est né en Syrie, resté ignoré de la fratrie française. Voilà ce que Paul vient de découvrir avec stupéfaction en rangeant les papiers des archives paternelles à la faveur d'aménagements dans la Bergerie. Et voilà le mystérieux Feras Ashour qui s'introduit dans les soucis familiaux via un compte gmail. De Damas, puis de Beyrouth, de Turquie, bientôt de Grèce, ses multiples mails adressés à ses frères et à sa sœur annoncent et confirment son projet de venir jusqu'à Paris réclamer sa part d'héritage. La fratrie l'acceptera-t-elle ou fera-t-elle bloc contre celui qui montre apparemment « passe blanche » ? Avec les révolutions arabes et la guerre civile en Syrie, l'immigration proche-orientale est devenue un sujet d'inquiétude sociale compliqué par les risques d'infiltration de terroristes téléguidés par Daech. Devant sa famille bourgeoise et fortunée, Paul agite la crainte de l'irruption d'un héritier aux dents longues, et possiblement d'un terroriste islamiste. Or voilà que se produisent les sanglants attentats du 13 novembre à Paris. Il est urgent, selon Paul, de mettre à l'abri à la fois la famille dans la villa normande et ses capitaux en les plaçant dans un paradis fiscal qu'il leur recommande. Encore lui faut-il convaincre sa sœur et son frère. Clothilde, qui éprouve d'abord de la sympathie pour la cause des migrants, voit le doute s'installer quant aux absences de son mari que Paul a par ailleurs surpris dans un bar embrassant une personne suspecte. Quant à Samuel, il est attaqué sur les réseaux sociaux par une de ses clientes d'abord satisfaite de son nez rectifié ; or cette Yasmine a une riche activité d'influenceuse et elle s'est subitement mise à dénigrer le travail de Samuel et la clinique voit bientôt les clients se décommander. C'est la panique. Voilà pourquoi la famille est aux abois, son unité de façade se lézarde, tandis qu'Isabella commence à perdre le sens des réalités.
N'en disons pas plus... On laissera lecteurs et lectrices se faire surprendre par l'issue astucieuse de cette histoire aux facettes multiples et bien d'aujourd'hui. Bref, un roman formidable et un nom à retenir malgré sa graphie compliquée. Juste un détail : contrairement à l'illustration formant jaquette, il n'y a aucun petit chien blanc dans la famille Simart-Duteil.
• Kinga Wyrzykowska : Patte blanche. Seuil, 2022, 316 pages.
Née en 1977 à Varsovie, immigrée en France avec ses parents, Kinga Wyrzykowska a fait des études littéraires en France et exercé différents métiers.
Agrégée de lettres modernes elle a traduit du théâtre polonais et a publié chez Bayard des romans pour la jeunesse.