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Découvrir et raconter l'histoire des parents et grands-parents tend à s'imposer comme un sujet à succès depuis quelques années. C'est particulièrement le cas quand il s'agit de rechercher des racines familiales juives dans l'Est de l'Europe, selon le modèle de Daniel Mendelsohn avec Les Disparus. La journaliste Sonia Devillers nous livre avec Les Exportés un récit remarquable, touchant, surprenant et enthousiasmant à lire.
En décembre 1961, Gabriela Deleanu débarqua à Paris avec son mari, sa mère et ses deux filles, venant de la Roumanie communiste. Le pays était alors réputé pour ses frontières infranchissables pour ceux de ses citoyens qui rêvaient d'émigration : les juifs roumains. Deleanu ce n'est pas un patronyme juif, mais tout va s'expliquer dans ce récit où l'histoire familiale recoupe la grande histoire d'une manière assez inattendue.
• Une famille juive de Bucarest
Les grands parents de l'auteure étaient muets sur leur passé de juifs roumains et communistes et d'ailleurs ils ne portaient plus de nom juif. « Le fait d'être juifs n'avait pas l'air d'avoir pesé sur leur destin » : ils étaient en pratique ce que Max Weber avait appelé le « juif non-juif » car ils ne fréquentaient pas les synagogues. En enquêtant sur leur passé leur petite-fille indifférente quant à sa judéité ferait découverte sur découverte.
Née en 1912, Gabriela était issue d'une grande famille de la bourgeoisie juive et libérale de Bucarest, les Sanielevici, et sa mère, Roza, avait bêtement épousé un chanteur d'opérette dénommé Spitzer dont elle avait dû divorcer. Au cours d'un voyage à l'étranger 1933 Gabriela rencontra un ingénieur qui avait étudié en Italie, c'était Harry Greenberg. Il était né au Texas où ses parents d'origine roumaine avaient brièvement émigré avant de rentrer en Europe en 1908 sans reprendre leur ancien patronyme Grunberg.
Marié, Harry fit carrière dans l'industrie en Roumanie et son épouse enseigna au conservatoire de Bucarest, ville qu'on surnommait le petit Paris des Balkans jusqu'à ce que la Garde de Fer de Codreanu puis le maréchal Antonescu y fassent triompher le fascisme et une incroyable sauvagerie à l'égard des juifs. Gabriela et Harry échappèrent par miracle aux atrocités antisémites du régime allié du IIIe Reich. Après 1945 ils choisirent de devenir de bons communistes et changèrent de nom : Deleanu ça sonnait plus roumain. Mais la République populaire fut encouragée par Staline à sévir contre le « cosmopolitisme » et la Securitate se mit au travail : Gabriela et Harry perdirent leurs beaux emplois. Emigrer en France à la suite de leur riche amie Lucia Filderman devint leur projet.
• Un pays qui s'est débarrassé de sa minorité juive
Le régime fasciste du maréchal Antonescu avait déjà massacré — parallèlement à la Shoah nazie — la moitié de sa population juive. Celle-ci était tombée d'environ 750 000 dans les années 1930 à 350 000 à l'époque de la Libération par l'armée soviétique. Puis, durant le régime communiste, la population juive a chuté encore, jusqu'à 10 000 en 1989 à la fin de la dictature de Nicolae Ceaucescu. Pas par des massacres, ni des expulsions, mais par des exportations ! A condition de pouvoir se fournir de produits occidentaux de qualité. Des familles juives étaient vendues contre des cochons de qualité supérieure, telle est l'histoire que découvre Sonia Devillers, en se fondant sur des sources signalées en annexe, et l'utilisation des archives de la Securitate.
Oui, sa mère, sa grand-mère, son grand-père et son arrière-grand-mère Roza ont été exportées contre des cochons par la Roumanie communiste de Gheorghiu Dej en 1961. Et en même temps qu'eux des milliers et des milliers de juifs roumains, croyants ou non croyants. Le troc a fonctionné via un passeur imaginatif, Henry Jacober, lui-même juif, qui s'était établi à Londres comme marchand de bestiaux. Faussement philanthrope il se faisait payer pour cela par les juifs aisés installés à l'Ouest. Il avait ses entrées à la Securitate et au ministère de l'Intérieur à Bucarest. Et cela marchait, tout un marchandage secret, avec bakchich, malgré la Guerre froide et le Rideau de fer.
Après hésitation, le gouvernement israélien se servit aussi de Jacober pour acheminer vers Israël les juifs roumains. Ainsi, Ceaucescu avait deux produits d'exportation, du pétrole et des juifs, et le ministère roumain de l'Intérieur disposait de fermes où l'on élevait des cochons de race pure... mais sans profit pour l'alimentation de la population locale.
• Sonia Devillers : Les Exportés. Flammarion, 2022, 274 pages.