Nul autre que Nicolas Werth, directeur de recherche au CNRS et président de Mémorial France, n'était plus qualifié pour écrire ce “Tract”. Il s'agit d'interpréter les discours de Poutine sur l'histoire jusqu'à sa condamnation de l'ONG Mémorial et à son agression du 24 février 2022 contre l'Ukraine et de les replacer dans une présentation des deux lectures de l'histoire contemporaine russe et soviétique : la lecture académique, et la lecture poutinesque. Elles ont comme point commun d'écarter la lecture officielle du régime soviétique, doxa fondée sur une glorieuse révolution en octobre 1917, accouchant d'un avenir radieux selon un socialisme scientifique d'inspiration marxiste étranger à l'empire russe, et pesamment construit par Staline sur les souffrances du pays.
L'ONG Mémorial, dont Sakharov fut président d'honneur, a incarné une lecture scientifique de l'histoire, par ses buts et ses méthodes historiographiques. Alors que sous Gorbatchev puis Eltsine les archives s’en-trouvaient, Mémorial entreprit une collecte de documents sur les crimes du régime soviétique, les témoignages des survivants du goulag et autres déportés, organisant musées et expositions, et de plus militant pour les droits de l'homme. Après avoir été tolérée quelques années, une telle conception de l'histoire — conforme aux standards libéraux de l'Occident et soutenue principalement par une mince classe urbaine éclairée — ne passe plus au Kremlin. Procès et arrestations visent dès lors les historiens et les amoureux de la vérité.
Poutine a entrepris une « guerre mémorielle ». Retour donc à une vision slavophile du destin russe. La chute de l'URSS est interprétée par Poutine comme une humiliation et le pire accident de l'histoire du XXe siècle : l'écroulement de l'empire qui avait brillamment écrasé l'Allemagne hitlérienne. On va donc tout reconstruire à partir de ce point central : la victoire russe sur le nazisme en 1945, à jamais titre de gloire pour Staline. Le peuple russe n'est grand qu'en faisant la guerre à l'Europe — que ce soit celle de 1812 contre Napoléon (déjà qualifiée de grande guerre patriotique), celle de 1914-18 contre Guillaume II, de 1941-45 contre le IIIe Reich, ou celle de 2022 contre une Ukraine traitresse qui s'estimait européenne depuis la révolution de Maïdan. Dès lors, les adversaires sont en bloc qualifiés de nazis, et ce sont eux seuls qui commettent des crimes de guerre et des génocides. Jamais l'armée russe... car le peuple russe est l'unique valeur. Slavophile et orthodoxe, la dictature de Poutine, de Medvedev et de leurs idéologues comme Medinski, entend donc apprendre aux jeunes générations une histoire triomphale de la Russie éternelle, une histoire légendaire qui efface ou relègue comme détails négligeables toutes les « pages sombres » : les morts du goulag, de la famine en Ukraine, et autres victimes des répressions staliniennes. Lénine même est disqualifié pour avoir capitulé à Brest-Litovsk en cédant à l'Allemagne les vastes territoires de l'ouest de l'empire tsariste en mars 1918 !
Le divorce avec la culture européenne humaniste est donc clair, mais pitoyable et déchirant. Un essai magnifique de précisions pour seulement 3,90 €.
• Nicolas Werth : Poutine historien en chef. “Tracts”, Gallimard, 2022, 57 pages.
=> Complément vidéo : Ces morts que la Russie ne veut pas voir. Replay de France Info. 2022.