Tous les livres de ce romancier américain relativement méconnu ont été publiés en France chez Actes Sud. Ce que je ne suis pas seul à considérer comme gage de qualité. “Coupes sombres” (Straight Cut) est le premier de la série. On se situe à l'interface de la truanderie et du cinéma, juste avant l'époque du smartphone et du cinéma numérique — je dis ça parce que ces techniques auraient rendu tout ce scénario improbable.
A un certain niveau de lecture c'est simplement la chronique d'un trio amoureux. La belle Lauren travaille comme mannequin. Elle vit partagée entre Kevin et Tracy qui sont plus ou moins deux vieux amis. C'est ce dernier qu'elle a épousé, mais elle revient souvent auprès de l'autre. Par ailleurs, le roman nous plonge dans les coulisses du travail cinématographique. Tracy opère comme monteur, et Kevin est le producteur qui l'emploie. Mais ces activités du 7ème art cachent des trafics de produits illicites, avec sac à dos empli de sachets d'héroïne et serviette pleine de dollars. Et donc la difficulté de franchir certaine frontières. C'est pour cela qu'on envoie Tracy faire en Italie, à Rome, son travail de monteur. Il y aura donc un peu de tourisme du côté de la fontaine de Trevi. Pour le côté truand, il y a aussi deux Bulgares peu souriants.
« Le chien souffrait. De vieillesse surtout » : l'incipit de la première partie intitulée “Le jour où j'ai piqué mon chien” ne nous engage vraiment pas vers un polar. D'ailleurs en est-ce un ? Nous sommes à la campagne, où Tracy vit dans une ferme héritée de ses parents. Il y a des moutons, assez autonomes il est vrai. Alors Tracy peut s'échapper en ville, ou bien aller faire du montage quand Kevin l'appelle. Kevin était encore un prénom à la mode, traversant d'Amérique en Europe à cette époque, et aujourd'hui il a une mauvaise réputation. Ce roman ne fait que la confirmer, car le Kevin qu'on voit ici sous la plume de Smartt Bell (qui peut-être écrivait déjà avec un ordinateur) est un individu pas très aimable, sauf bien sûr du point de vue de Lauren. Il est responsable de la mort d'un complice lors d'un précédent trafic de drogue entre le Canada et les Etats-Unis. Évidemment Tracy se situe à un autre niveau : son livre de chevet est un ouvrage de Kierkegaard. Mais le roman que voici est dédié à Jean de La Fontaine... Ce serait donc une fable moderne, finalement, et la morale de l'histoire c'est que Tracy et Lauren vont bientôt se retrouver tranquillement à la campagne. Avec un nouveau chien.
• Madison Smartt Bell : Coupes sombres. Traduit de l'américain par Pierre Girard. Actes Sud, 1994, 266 pages.
Madison Smartt Bell est né en 1957. Il est connu pour traiter le thème de la violence dans plusieurs romans, et pour sa trilogie consacrée à Haïti. Époux de la poétesse et universitaire Elizabeth Spires, ils ont enseigné au Goucher College dans le Maryland.