Quand la collection Terre Humaine publia Le Cheval d'orgueil, en 1975, la Bretagne rurale connaissait déjà un effet de mode qui s'étendait à d'autres campagnes françaises. Sous-titré Mémoires d'un Breton du pays bigouden l'ouvrage de Pierre-Jakez Hélias devint alors l'un des symboles incarnant la nostalgie pour la société paysanne traditionnelle en train de sombrer dans la modernité. Il fut suivi deux ans plus tard par le succès d’Émilie Carles pour Une soupe aux herbes sauvages qui emportait le lecteur à l'autre bout de la France. Cette vague ruraliste était également suivie à partir de 1970 par l'édition chez Gallimard de la série des Récits et Contes populaires des différentes régions. L'intérêt ethnologique pour la culture rurale avait aussi été impulsée par Georges-Henri Rivière le créateur du Musée des Arts et Traditions populaires qui exista au bois de Boulogne de 1972 à 2005. Et pour revenir au pays bigouden il faut rappeler les enquêtes scientifiques pionnières menées dans les années 60 à Plozévet par de nombreux chercheurs dont Edgar Morin puis André Burguière.
Or, Pouldreuzic, le pays de Pierre-Jakez Hélias est le village voisin. L'auteur y est né en 1914 de Marie-Jeanne Le Goff et de Pierre-Joseph Hélias originaire de Plozévet. Du fait de la guerre, l'auteur verra son père comme un étranger quand il rentrera au village après l'armistice. Aussi l'influence du grand-père maternel Alain Le Goff a été particulièrement déterminante pour le jeune garçon dès son plus jeune âge — c'est lui le Cheval d'orgueil — il est omniprésent dans ce récit mémoriel détaillé jusqu'à l'entrée au collège à Quimper, dramatique rupture avec la société villageoise bretonnante où les enfant s'amusaient avec si peu de choses, tirées de la nature, avant d'aller gagner quelques sous l'été à l'usine Hénaff.
Ce témoignage lucide ne vire jamais à la complaisance larmoyante sur le passé et la jeunesse disparue. L'auteur décrit longuement une vie familiale difficile dans une campagne pauvre. Le lecteur d'aujourd'hui est sidéré par le dénuement du quotidien qui contraste avec quelques apparences : les coiffes des bigoudènes qui montent à 30 cm dans les années vingt, ou l'éclat du front des armoires et lits clos dans la salle de la maison, sur sol de terre battue. La société exerce une contrainte considérable sur chacun qui vit aux yeux de tous et sous l'encadrement implacable de la religion. Même si les grands-pères Le Goff et Hélias font partie des « Rouges », le petit Per Jakez suit sa mère Marie-Jeanne dans la culture catholique. Il se retrouve enfant de chœur... parce qu'il est le meilleur élève de sa classe. La réussite scolaire du fils de paysan bigouden le conduira de l'école du village au lycée de Quimper puis à l'université de Rennes et à l'enseignement des lettres. Mais c'est en breton qu'il rédigea d'abord ce qui allait devenir un livre culte de la tradition bigoudène.
Il nous livre une sorte de calendrier des travaux agricoles et une encyclopédie de la vie quotidienne dans son petit pays. Les mariages donnent lieu à de longues festivités et à des rites très forts. La description de la moisson et du battage donnent des pages puissantes. L'alimentation est aussi un thème bien détaillé : le repas ignore les fruits des vergers et les fruits de mer bien que le littoral soit proche. Les céréales forment l'essentiel de l'alimentation quotidienne : on mange crêpes et galettes et l'on n'ignore pas la bouillie d'avoine. L'abattage du cochon occupe des pages intéressantes car le lard est la seule viande un peu consommée.
Dans le domaine spirituel, le culte des saints et les pèlerinages, principalement celui de Penhors qui est tout proche, montrent en détail l'attachement à la religion populaire des décennies avant la révolution de Vatican II. A cette époque les fidèles apprécient la messe en breton car c'est la langue maternelle. Mais on vit sous la férule des recteurs (les curés) dont certains n'hésitent pas à interdire au tavernier de servir à boire à l'heure de la messe du dimanche, ou à venir mettre fin au bal populaire.
Dans les dernières pages du livre, place à une prise de recul de l'auteur soulignant l'évolution de sa région depuis un demi-siècle. L'exode rural, l'urbanisation, l'essor des résidences secondaires et du tourisme, l'usage dominant du français supplantant le breton, le recul de la pratique religieuse déjà amorcé avec la rupture de la Première guerre mondiale, tout montre la fin d'une époque quand les villages du pays bigouden faisaient figure d'un isolat attardé pour les uns, d'un paradis perdu pour les autres.
• Pierre-Jakez Hélias : Le Cheval d'orgueil. Mémoires d'un Breton du pays bigouden. Plon, coll. Terre Humaine, 1975, 568 pages.