Dans le puzzle des créations littéraires de Céline où la part d'autobiographie est toujours envahissante, Guerre occupe une place vacante quelque part entre Le Voyage au bout de la nuit et Mort à Crédit, entre Casse-Pipe et Guignol's Band.
Il s'agit bien de souvenirs de guerre, mais « c'est putain le passé, ça fond dans la rêvasserie » quand on veut écrire, des années plus tard. La première séquence du manuscrit volé en 1944 et réapparu il y a peu est une série d'atroces scènes de champ de bataille revécues par le brigadier Ferdinand, narrateur et unique survivant capable de s'exprimer après le bombardement qui a détruit le convoi de son régiment d'infanterie en octobre 1914 en Flandre près d'Ypres. Les séquences suivantes ont pour cadre un hôpital où s'entassent blessés et mourants, où s'active une équipe d'infirmières commandée par la « gonzesse » L'Espinasse, où sévit le « funeste » docteur Méconille, et où le narrateur fricote avec son voisin de douleur le soldat Julien Boisson alias Bébert alias Cascade. Pour Ferdinand, ça aboutit à des aventures salaces avec la belle Angèle, dont Cascade était le maquereau, avant qu'elle ne l'emmène en Angleterre sur les pas de son dernier client anglais, un officier de l’État-major britannique. « C'est comme ça que j'ai entendu Tipperary pour la première fois ».
« J'ai attrapé la guerre dans ma tête » nous confie Ferdinand. Depuis le souffle des explosions des obus qui ont pulvérisé son régiment, la tête du soldat résonne à n'en plus finir, l'ouïe est défaillante, un tintamarre ininterrompu ravage ses jours et ses nuits. L'éther distribué gaillardement par son infirmière préférée atténue sa souffrance. Y participent aussi la consommation d'alcool au caboulot pendant les permissions de sortie partagées avec Cascade, et la jouissance sexuelle espérée ou délivrée par la Aline L'Espinasse ou par Angèle.
Ferdinand est soigné à Peurdu-sur-la-Lys — ne cherchez pas sur la carte, ce pourrait-être Aire-sur-la-Lys — où l’État-major britannique est installé. C'est pour cela que Cascade fait venir Angèle ; « tu vas voir si ça rapporte, c'est du chien de chasse » lui confie son voisin. Dès que son état de santé s'améliore, Ferdinand s'échappe du Virginal Secours avec son ami Bébert-Cascade ; ils vont jusqu'au canal et à l'écluse, et plus souvent passent des heures dans un café de la Grand-Place, l'Hyperbole, à regarder le livre d'images de la réalité présente pendant qu'Angèle fait le tapin : « Peurdu-sur-la-Lys ça se présentait d'une manière crevante. Pour nous tout au moins. La place au centre toute bordée de jolies maisons bien fignolées en pierre comme un vrai musée. Un marché aux carottes, navets, salaisons dans le plein centre. Ça égaye. Et puis des camions qui foutaient la tremblote en tout, maisons, marchés, gonzesses et bifets de toutes les armes derrière les canons, les mains dans les poches, sous les arcades, à croasser par petits paquets dans les coins, en jaune et vert, des sidis, des Indiens même…» Et le convalescent découvre les nouveaux uniformes des troupes françaises : 1915.
La situation militaire de Ferdinand comme de Cascade suscite une enquête. Pour le premier, seul survivant de son régiment dont la caisse a mystérieusement disparu, c'est son souci qui revient. Ne risque-t-il pas le conseil de guerre pour « désertion devant l'ennemi » ? Voir la tête du commandant Récumel venu poser des questions « ça dépassait mon expérience en répulsions ». Et la blessure au pied de Cascade c'était pas clair, ça pourrait lui coûter cher. Entre médaille militaire et condamnation à mort, c'est tout l'éventail du possible. Tout est possible également au déjeuner à l'invitation du couple Harnache, un collègue plutôt mondain du père de Ferdinand, entre Cascade et le curé, avec la maman et la putain. On passe du burlesque au mélo et au tragique quand en plein repas bourgeois Angèle se lance dans un grand déballage qui fait trembler son mac et s'esquiver le curé.
Autant que la morale bourgeoise, la guerre a détruit le style académique représenté par les lettres du père que Ferdinand juge ridicules pour leur expression respectueuse d'un français trop convenable (Le père est agent d'assurance pour la société Coccinelle en plus d'une boutique que tient le couple). Le style célinien apparaît donc déjà, en partie déstructuré, infidèle à la grammaire, riche de termes du lexique populaire et de l'argot des poilus (Rassurez-vous : un lexique est fourni en fin de volume). Mais on n'a pas encore les points de suspension de Mort à crédit rédigé juste après.
Pour tout amateur des aventures de Bardamu, c'est évidemment une lecture indispensable. L'armée, la famille, la religion, la morale : rien ne sort indemne du poil à gratter célinien dans un monde sans héros, comme bien plus tard dans Rigodon. On s'y attendait un peu, non ?
• Louis-Ferdinand Céline : Guerre. - Édition établie par Pascal Fouché. Gallimard, 2022, 183 pages.
Extrait du manuscrit.