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Comment montrer concrètement l'évolution de l’Église vis-à-vis des Juifs de 1800 à 2000 ? Au lieu de s'en tenir à des lois, des encycliques et des articles de la presse catholique pour traiter son sujet, l'auteure utilise une sorte de baromètre planté en terre bavaroise de tradition catholique. Dans son essai extrêmement documenté, l'ethnologue Jeanne Favret-Saada (aidée de Josée Contreras pour la rédaction) se réfère ainsi à un fil conducteur, l'aventure théâtrale du Mystère de la Passion donné à Oberammergau, tout en analysant pas à pas les polémiques suscitées par ses représentations, les contextualisant dans l'histoire des tensions entre les Juifs, l’Église, et les pouvoirs publics.

 

L'ouvrage est divisé en trois périodes chronologiques. La longue première partie examine comment à partir de 1815 l'émancipation des Juifs s'est développée en Allemagne, et en Bavière à partir du Judenedikt de 1813, avec des temps forts de libéralisme comme en 1848, et des réactions passionnées consécutives à la montée en Allemagne de l'antisémitisme, terme inventé en 1879 par le journaliste Wilhelm Marr.

Dès le XVIIIe siècle, des critiques avaient été suscitées par la manière dont les juifs étaient considérés dans le Mystère de la Passion. Certains parlaient de sacrilège devant un comédien incarnant le Christ. Plus généralement le spectacle témoignait de l'anti-judaïsme chrétien traditionnel selon lequel les Juifs refusent de s'ouvrir au message de Jésus et demandent sa mort à Pilate. Il opposait strictement l'Ancien Testament au Nouveau par ses tableaux vivants. Aussi l'œuvre de piété des paysans d'Oberammergau en est-elle entachée durablement. A la fin du XIXe siècle, avec l'essor rapide de l'antisémitisme laïc, la plupart des spectateurs n'y voient généralement rien à redire.

La thèse de l'auteure est intéressante. Elle conteste de manière convaincante l'idée répandue selon laquelle anti-judaïsme et antisémitisme se succèdent dans le temps sans se recouper, l'un laissant la place à l'autre, alors que les deux coexistent. Elle montre ainsi la continuité de l'hostilité de l’Église catholique aux juifs du XIXe siècle, de Pie IX à Léon XIII, soutenant des pamphlétaires et des théologiens anti-juifs dont certaines reprennent les vieux mensonges du crime rituel, c'est-à-dire de l'assassinat d'un chrétien ou d'une chrétienne pour célébrer la pâque juive. Heureuse exception, sous la reine Victoria l'Angleterre anglicane échappe à ces passions tristes.

 

« La traversée du nazisme » est le titre de la deuxième partie. La guerre de 1914 achève de libérer l'antisémitisme et il s'insinue jusque dans le discours catholique. Dans une Bavière qui a brièvement connu une poussée bolchevique en 1919, et qui a servi de berceau au nazisme, les Juifs sont devenus des personnages détestables pour beaucoup. L’Église bavaroise ne s'en offusque guère. La Passion d'Oberammergau est donc dans l'air du temps en montrant des juifs calamiteux. Le succès populaire se confirme malgré la crise de 1929. Pour les nazis c'est un spectacle exemplaire. Hitler a assisté à une représentation en 1930 puis en 1934 où il est ovationné plus que les acteurs : à cette date les nazis sont influents même dans la très catholique Oberammergau où le nouveau maire est nazi. Le Grand Sacrifice du Golgotha fait salle comble ; sur place une affiche donne le ton : « La célébration du Tricentenaire survient précisément l'année décisive du réveil de l'esprit allemand, grâce auquel l'Allemagne s'est libérée du bolchevisme qui menaçait de détruire la culture chrétienne ». Dans ce contexte le public n'est pas choqué par la présentation caricaturale et méprisante des Juifs qui s'opposent à Jésus — bien au contraire. Jeanne Favret-Saada critique la position des papes Pie XI et Pie XII qui n'ont guère poussé les évêques allemands à faire front contre le nazisme pour stopper la discrimination puis la solution finale. Elle souligne cependant que l'antisémitisme n'est en rien le propre de l'Allemagne nazie ; que cette passion néfaste concerne aussi l'ensemble du monde occidental, l'Italie de 1938, et les Etats-Unis des années 1920 aux années 1940, non seulement Henry Ford mais leurs chefs militaires. Le général Patton ne traite-t-il pas de « maudits juifs » les survivants devant Eisenhower venu inspecter la zone américaine ?… Pourtant l'armée américaine va financer la relance du Martyre de la Passion en 1948.

 

« Après Auschwitz » — comme s'intitule la troisième partie — Oberammergau apparaît comme un « irréductible petit village » qui n'entend pas réformer son spectacle pour en éliminer les traces de racisme anti-juif désormais jugé insupportable par la presse occidentale et une part croissante de l'opinion publique. Mgr Ratzinger, alors cardinal-archevêque de Munich, persiste à penser que « la Passion d'Oberammergau n'a historiquement rien à voir avec l'antisémitisme... » et que les projets de réforme du spectacle d'Oberammergau ne seraient là que pour complaire aux demandes ytop insistantes des associations juives. Le fait est que les critiques les plus acerbes du spectacle proviennent des associations américaines juives comme l'Anti-Defamation League et du Congrès juif qui annonce vouloir boycotter la Passion dans le New York Times du 18 novembre 1966. Le concile de Vatican II a pourtant esquissé un mouvement œcuménique, après Paul VI qui proclame le texte Nostra Ætate le 28 octobre 1965, il faut attendre le pontificat de Jean-Paul II pour que l’Église confesse ses erreurs passées à l'endroit des juifs d'Europe avec l'encyclique Tertio Millenio adveniente publiée en novembre 1994.

 

L'entrée de Jésus à Jérusalem dans le spectacle de 2010

 

L'histoire du Martyre de la Passion a commencé en 1633 quand la peste frappe le petit village bavarois d'Oberammergau. Dès l'année suivante, les survivants, célèbrent leur premier Mystère de la Passion, et se jurent de recommencer tous les dix ans, les années dont le nombre se termine par zéro, pour que la peste noire les épargne à l'avenir. Chose incroyable, les villageois ont tenu leur promesse jusqu'à nos jours. C'est la source d'une authentique tradition populaire bien enracinée puisque tous les acteurs sont nés à Oberammergau, ou désormais y ont vécu vingt ans, et participent généralement à plusieurs saisons de représentations, souvent dès leur plus jeune âge, même s'ils ne sont pas tous catholiques. Accompagnant Jean-Paul Sartre en 1934, Simone de Beauvoir avait jugé que l'interprétation théâtrale correspondait même aux conceptions de Brecht à cause de la forte implication populaire sur scène.

Passé le temps des guerres napoléoniennes, le Mystère n'est pas resté confiné à sa petite région alpine. De 40 000 par saison au milieu du XIXe siècle, le nombre de spectateurs s'est envolé dès que le chemin de fer a atteint Munich. Dès 1900, ce sont 400 000 à 500 000 personnes qui assistent à la Passion, si on cumule les 100 et quelques représentations estivales, pour moitié venant de l'étranger, de plus en plus via des agences de voyages, Thomas Cook ayant été pionnier dans l'attraction du public américain.

 

La Cène dans la préparation du spectacle prévu en 2020

 

La Passion que l'on jouait initialement dans le cimetière du village a nécessité l'aménagement de locaux qui mettent le public à l'abri mais conservent une vaste scène à découvert, et une fosse pour l'orchestre — car le spectacle est partiellement musical depuis le début du XIXe siècle grâce au maître d'école Rochus Dedler qui composa des partitions pour le spectacle revu en 1815 par l'abbé Weis. Jadis de 9 heures, la durée du spectacle a été réduite à 6 heures en 2000. Mais la vieille structure d'ensemble est conservée, initialement mise au point par les moines d'Ettal, le monastère proche d'Oberammergau. Les tableaux vivants à la mode au XVIIIe siècle ont été conservés, fondés sur des analogies entre Ancien et Nouveau Testament ; et chaque acte s'ouvre sur un prologue qui instruit le public de l'action.

 

Comme la guerre en 1810, 1870, ou 1940, le Covid-19 a empêché l'édition de 2020. Par effet de rattrapage, la 42ème saison s'est ouverte le 14 mai 2022 avec des acteurs sélectionnés à l'automne 2018. De génération en génération, les familles voient leurs enfants devenir personnages principaux du spectacle religieux ou acteurs anonymes de la foule. Aujourd'hui petite ville, Oberammergau vit du tourisme culturel et voit probablement s'éloigner les polémiques religieuses avec, depuis l'édition de 2000 à laquelle l'auteure a assisté, une mise en scène dirigée par Christian Stückl par ailleurs directeur de théâtre à Munich. Arte diffuse actuellement et jusqu'à mi-juillet un documentaire éclairant la nouvelle saison du Martyr de la Passion. Le mixte de prière catholique et de catéchisme au théâtre est devenu un festival d'été.

 

La crucifixion dans le spectacle donné en 2010

 

Revenons encore à l'ouvrage de Jeanne Favret-Saada. C'est une mine exceptionnelle d'informations sur beaucoup de sujets. Pour le XIXe siècle, la politique des rois de Bavière, l'émancipation des Juifs, les écrits anti-sémites, l'ignorance chrétienne de la culture juive, l'antisémitisme de Richard Wagner ou encore le scandale de l'affaire Mortara — où comment en 1858 un enfant juif baptisé par une servante chrétienne est enlevé à ses parents et se retrouve chez les jésuites avec la bénédiction du pape ! Et pour le XXe siècle, le déroulement de la dénazification à Oberammergau ­: comme une comédie...

En somme un texte labyrinthique et érudit où se perdre est un plaisir.

 

 

Jeanne Favret-Saada en collaboration avec Josée Contreras. Le christianisme et ses juifs. 1800-2000. Éditions du Seuil, 2004, 497 pages.

 

 

Tag(s) : #HISTOIRE 1789-1900, #HISTOIRE XXe, #CHRISTIANISME, #ALLEMAGNE
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