Le roman de guerre a son public de lecteurs, souvent dans l'addiction ; il a fait cogiter les étudiants à l'université ; il a fait parfois les gros tirages. Plus que Les Croix de bois de Dorgelès, Le Feu est le roman le plus représentatif de ce qui a été inspiré côté français par la Première guerre mondiale et particulièrement par la guerre de tranchées.
Ce best-seller est largement autobiographique puisque Henri Barbusse s'est engagé à 41 ans et a combattu jusqu'au début de 1916, année où son roman a été couronné du prix Goncourt. Son expérience de la guerre a pour cadre la bataille de l'Artois en 1915. Barbusse n'aborde pas le déroulement d'ensemble du conflit : il a choisi de montrer, de manière réaliste, la vie et la mort des soldats autour de lui. Il se concentre sur les hommes du rang, les poilus, pas sur les officiers. Ils sont désignés par leur nom ou par leur surnom. Fouillade, Lamuse, Marthereau, Volpatte voisinent avec Cocon, Farfadet, Paradis, Pépère, sans compter de nombreuses voix anonymes. Logiquement, il dédie le livre aux camarades qui sont tombés à ses côtés en 1915.
Le romancier donne la parole aux poilus plus qu'il ne rapporte ses impressions ; tous s'expriment avec leur accent régional, avec l'argot de l'usine ou de l'atelier, ce qui donne une spectaculaire richesse du vocabulaire hors du français standard. Untel n'a plus que quelques sous dans son « morlingue » — son porte-monnaie — pour se payer à boire durant une pause en arrière des premières lignes. Dans l'estaminet sont accrochés les « kébrocs » — les képis — de quelques consommateurs gradés. Le vocabulaire militaire est évidemment omniprésent mais le lecteur retient plutôt les tournures familières et grossières. C'est le journal d'une escouade : Barbusse note sur le vif et ses voisins connaissent ses carnets. « Dis donc, sans t'commander... Y a quéqu'chose que j'voudrais te d'mander. Voilà la chose : si tu fais parler les troufions dans ton livre, est-ce que tu les f'ras parler comme ils parlent, ou bien est-ce que tu arrangerais ça, en lousdoc ? C'est rapport aux gros mots qu'on dit. »
La rédaction passe du « nous » au « on » et au « je ». Barbusse fait corps avec les poilus ou prend du recul pour multiplier les scènes criantes de vérité. C'est l'arrivée du courrier, le retard du ravitaillement, le pinard ; c'est le poilu qui revient d'un congé de convalescence du côté de l'arrière et qui est écœuré par le nombre des « embusqués » : « Y a les bureaux ! ... Y en a des maisons entières... » Dans sa composition en vingt-quatre chapitres, les horreurs de la guerre vont crescendo et donnent aux dernières dizaines de pages une atmosphère apocalyptique. Ça culmine avec les bombardements sur les blessés et les morts, avec les immensités de champs de cadavres, puis avec la boue où tous s'engluent, soldats français soldats allemands, désarmés, mélangés. Le désir de survie imprègne tous ces moments dramatiques, à couper le souffle, défiant l'inimaginable et l'indicible.
Dans un envoi final, Barbusse, après avoir condamné les planqués, les profiteurs de guerre, les militaristes fauteurs de guerre, devient le chantre de l'égalité entre les hommes pour qu'enfin triomphe le paix. « Il y a surtout l'égalité ! » répète-t-on dans les dernières pages, et Henri Barbusse l'interprète comme la valeur suprême de la République sociale : « Je leur dis que la fraternité est un rêve, un sentiment nuageux, inconsistant (...) On ne peut rien baser sur la fraternité. Sur la liberté non plus : elle est trop relative...». Pacifiste, puis devenu icône des communistes français, Barbusse mourut en 1935 et ses obsèques furent un grand moment vers la victoire du Front populaire.
• Henri Barbusse : Le Feu. - Flammarion, 1916. Nombreuses éditions. Ici : J'ai lu, 444 pages (édition de 1964).