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Publié en 1908 aux Etats-Unis, ce roman est une curiosité dans l'œuvre de Jack London, et un monument de la littérature socialiste de l'époque. Cela ne le rend pas nécessairement attirant pour un lecteur actuel, mais certainement remarquable pour qui s'intéresse à la société américaine dans les années 1900-1908, marquée tant par les « barons voleurs » et leurs avocats — tel le colonel Van Gilbert dans la fiction — que les cercles philanthropiques — tel le club des « Philomathes » fréquenté par plusieurs personnages du roman à San Francisco.

 

Une construction originale

 

La structure même du livre n'est pas banale. L'œuvre se présente comme une double anticipation politique. Le récit est écrit par Avis, l'amoureuse puis l'épouse du socialiste révolutionnaire Ernest Everhard, et ce récit est lui-même inachevé, bien que l'auteure ait évoqué dans le premier chapitre des événements ultérieurs témoignant de la lutte entre les oligarques du Talon de fer et les mouvements révolutionnaires. D'autre part, plus d'une centaine de notes de bas de page font référence à la fois au contexte de production du texte d'Avis Everhard, utilisant des références disponibles vers 1906-1908, telle la mention en note du socialiste américain Eugene V. Debs, ou de mesures législatives de l'époque, et en même temps référence aux siècles postérieurs à l'épisode de révolution ratée, le temps de la Fraternité à venir à laquelle croyait le couple Everhard — un lointain avenir radieux. Ainsi le livre se présente comme la découverte archéologique d'une Amérique future dans un Âge d'or qui s'est installé après trois siècles de dictature du Talon de fer.

 

Lutte des classes

 

Jack London peint d'abord la lutte des classes dans toute sa brutalité. Il évoque par exemple le sort des ouvriers victimes d'accidents du travail et ne bénéficiant d'aucune aide. Seul un évêque qui a renoncé à ses richesses s'occupe de secours populaire. London est attiré par l'idéologie révolutionnaire et il a montré dans ce roman les divergences entre anarchistes, socialistes réformistes et révolutionnaires. On notera que ce règne de l'oligarchie, s'appuyant sur des Mercenaires, sur les milices et sur l'armée fédérale, tel qu'il est décrit par London, ne peut être comparé au pouvoir fasciste — ni culte du chef ni parti unique. Cette oligarchie, London la montre comme le règne du Capital excessivement concentré entre les mains d'une ultra-minorité et organisé en trusts monopolisant des secteurs entiers de l'économie. La concentration des entreprises aboutit à la ruine programmée des classes moyennes de commerçants tandis que les fermiers sont expropriés sans ménagement. Les ouvriers sans qualification sont réduits à une forme d'esclavage. Mais les syndicats des métiers les plus utiles à la puissance économique, organisés en Unions puissantes, bénéficient des avantages de leurs statuts privilégiés. London les présente ainsi comme des traîtres à la masse prolétarienne. Les professions intellectuelles sont elles aussi au service du Capital ; d'ailleurs le père de la narratrice, professeur de physique à Berkeley, est chassé de son poste dès lors qu'il a affiché des convictions réformistes.

 

Grève générale et révolution

 

La rivalité des puissances capitalistes, aiguisée par la surabondance de capitaux disponibles, mène à une guerre entre les Etats-Unis et l'Allemagne. La grève générale stoppe tout. La paix est sauvée mais les prolétaires n'en profitent pas car une implacable tyrannie capitaliste s'est vite abattue sur les Etats-Unis — résumée par l'image du « talon de fer » qui écrase les prolétaires, image qui se comprend bien à une époque où les chaussures sont ainsi renforcées. Contre la dictature seule la révolution armée est envisageable après l'échec des élections démocratiques puisque le groupe socialiste emmené par Everhard a été écrasé au Congrès dans une mise en scène d'attentat terroriste. Les conspirateurs ont décidé l'insurrection : c'est l'insurrection de Chicago en octobre 1917 (!) — ville industrielle présentée comme l'antichambre de l'enfer. La masse des prolétaires est écrasée par les Mercenaires et l'armée dans d'ahurissants massacres dans lesquels la rédactrice a manqué succomber, après quoi elle évoque la montée du terrorisme contre la dictature du Talon de fer dans le bref chapitre à la rédaction inachevée en guise d'épilogue.

 

L'écho d'une époque

 

A travers cette anticipation politique, et cette histoire d'amour rapidement esquissée, le lecteur trouvera l'écho d'une époque particulière de l'histoire des Etats-Unis au temps du « capitalisme sauvage » (Marianne Debouzy, Seuil, 1972) avec la montée des trusts de l'acier, du pétrole, des chemins de fer. London se fait l'écho d'une société américaine plus inégalitaire que jamais où 0,9 % des plus riches possède 70 % du revenu national. Le choix de Chicago comme lieu de l'insurrection de 1917 peut rappeler l'héroïque 1er mai 1886 à Haymarket Square quand les Chevaliers du Travail réclamèrent la journée de travail de huit heures, point de départ de la fondation de l'AFL par Sam Gompers, illustration des syndicats de métiers, qualifiés de privilégiés dans le récit. Le roman est sans doute inspiré aussi par l'essor du parti socialiste d'Eugene V. Debs présent avec aux élections présidentielles de 1900 à 1920 et aux élections à la Chambre des Représentants — avec notamment un million et demi de voix socialistes selon Jack London qui fut membre de ce parti. Enfin, on se rappellera que la grève générale contre la guerre a été la position de la II° Internationale jusqu'en 1913.

 

Jack London : Le Talon de fer. - Éditeur : Le Temps des Cerises (Pantin), 1999 et réédité en 2016 pour le centenaire du décès de Jack London, 321 pages. Paru également chez 10/18 en 1993, Phébus Libretto en 2003 et Libertalia en 2018. Traduction de Louis Postif.

 

Tag(s) : #LITTERATURE ETATS-UNIS
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