Ce deuxième des trois volumes de l'immense exploration qu'Éric Saugera a entreprise sur la traite française sur les côtes d'Afrique sous la 1ère République et le 1er Empire répertorie 86 expéditions. Elles sont le fait des ports français d'Ostende, Calais, Dunkerque, Dieppe, Rouen, Le Havre (17), Honfleur, Cherbourg, Saint-Malo, Morlaix, Lorient, Nantes (20), de ports étrangers : Hambourg, Baltimore, Charleston, Copenhague, Lisbonne, La Havane, New York et de quelques ports non précisés.
Ces fiches destinées aux chercheurs sont en fait une mine d'histoires, de sujets de roman d'aventures ou même de scénarios. En voici trois exemples, qui illustrent la vie des armateurs et des marins, l'histoire de leurs navires, la pression de la marine britannique mais aussi l'affirmation de Cuba dans l'histoire de la traite négrière au XIXe siècle.
• Comme ont été chroniquées ici les Mémoires de Marie-Joseph Mosneron-Dupin, (lien), l'un des principaux armateurs nantais de l'époque, il semble intéressant d'évoquer l’expédition de son navire L'Olivier d'après les informations de ce répertoire en même temps que la carrière d'un des capitaines qu'il a recrutés. Au moment où le navire quitte Mindin pour l'Afrique, le 6 mars 1803, Mosneron-Dupin a 54 ans. Il est alors établi à Nantes quai de la Fosse et marié depuis vingt-cinq ans à Marie Langevin fille du premier fabricant d'indiennes de Nantes. Mosneron-Dupin a acheté seul L'Olivier, c'est un brick neuf de 176 tonneaux qu'il a déjà expédié l'année passée chargé de sel du Guérande à Baltimore d'où il est revenu avec un chargement de sucre, de tabac et de riz. Il le confie alors pour la traite à 25 marins, presque tous originaires de Loire-Inférieure (comme on disait jadis) sous les ordres d'un capitaine expérimenté.
En effet à 37 ans Joseph-François Leglé, fils d'un officier de santé, a la confiance de l'armateur pour le compte de qui il a déjà fait six voyages tout en montant en grade. Sous le Directoire le navire corsaire dont il était 1er lieutenant, Le Volage, fut pris par les Anglais et au bout d'un an le marin fut libéré à Cherbourg. Le voici donc prêt à prendre la mer avec un second capitaine, subrécargue. L'Olivier arrive en juillet 1803 à la Côte-d'Or où il traite un nombre incertain de captifs, sans doute plus de trois cents.
Mais cette expédition commence mal, un marin novice, frère du capitaine, se tue en tombant du grand hunier. Et l'on déplore aussi le décès du cuisinier. Le 6 août L'Olivier est capturé par un corsaire anglais venu de Liverpool, The Diligent, qui conduit sa prise jusqu'à la Barbade où débarquent les captifs et les marins. Mais le fiasco de cette expédition n'est pas un drame pour Mosneron-Dupin qui, en tant que président de la chambre de commerce de Nantes assiste le 2 décembre 1804 au sacre de Napoléon. Quant au capitaine Leglé, il est de retour à Nantes en mai 1805 à bord du navire américain Juno venant de New York où il a reçu l'aide du consulat de France. Il reprend du service en 1814 en commandant La Bonne Mère — le navire nantais dont les deux expéditions négrières sont les mieux documentées de la période et auquel Éric Saugera a consacré par ailleurs un ouvrage — à destination de Bonny et Calabar. Mais les Anglais le capturent à la Guadeloupe (sans les 341 Noirs déjà débarqués) le 10 août 1815. Toutefois la carrière du capitaine n'est pas encore finie : le revoici en octobre 1818 sur la goélette L'Astrée dans une expédition de traite illégale qui le mène à Porto-Rico, et deux ans plus tard il revient de Cuba où il a conduit le même navire pour charger du sucre et du café. Il s'établit ensuite rue Royale, au cœur de Nantes, où il meurt en avril 1834, un an après l'armateur Mosneron-Dupin.
Nantes, le quai de la Fosse au début du XIXe siècle. Lithographie anonyme.
• Prendre le commandement du Pactole ! Le trois-mâts tout neuf avait un nom prédestiné à la réussite, et avec ses 466 tonneaux c'est l'un des plus gros navires du répertoire. Son armateur et co-propriétaire, Étienne-Jean-Marie Mercier, demeure bien sûr quai de la Fosse à Nantes où il est né en 1766. On connaît en détail le financement de l'expédition — le prêt « à la grosse » — auprès de Marie-Julienne Ballais, veuve d'un procureur du siège présidial de Nantes, de Philippe-Auguste de Tollenare d'une famille de négociants anoblis, et de Pierre Maillard de la Morandais dont le père était régisseur de la terre de Combourg pour les Chateaubriand.
Monté par 41 marins, Le Pactole qui quitte Mindin le 20 messidor an X (9 juillet 1802) pour l'Afrique, est très lié à la famille Salaün puisque René-Joseph son capitaine et également co-propriétaire, Jean-Etienne son second lieutenant et Charles-Julien son petit frère de 17 ans sont ensemble à son bord. Le capitaine bénéficie d'une bonne réputation d'expéditions réussies, et pour n'avoir jamais perdu plus de 2 % de captifs en raison de maladies durant ses traversées. La moyenne d'âge de l'équipage est de 34 ans. Le coq Jean Pinguet de Paimbœuf en est le doyen avec ses 70 ans : il trouvera la mort en Afrique avec deux autres marins. La traite se passe du 11 août au 19 décembre 1802 sur la Côte d'Angole où René-Joseph Salaün avait déjà opéré à quatre reprises en 1788-1792. En Martinique, à Saint-Pierre, 324 « nègres, négresses, négrillons et négrittes » (sic) sont débarqués. La vente des esclaves est réalisée par la maison Adam Dupuy & L'Hôtelier, une société d'hommes d'affaires qui possèdent une habitation à Rivière-Salée et font aussi du négoce à Saint-Thomas l'île danoise des Antilles. A Saint-Pierre cinq marins décèdent à l'hôpital militaire (en tout, les décès de l'équipage se montent à 20 % de l'effectif de départ). Le Pactole rentre en Rivière de Loire, à Mindin, le 5 mai 1803, avec onze hommes d'équipage de moins qu'au départ, il touche Nantes après 28 jours de traversée et son chargement est considérable : 340 barriques de sucre, du café, du cacao, du coton, et « 17 dents de morphil » — le lourd tribut des éléphants africains.
Le capitaine René-Joseph Salaün ne reprend pas la mer avec Le Pactole mais avec La Malvina : un corsaire que les Anglais saisissent et le capitaine passe cinq ans de captivité dans la “perfide Albion” d'où il rentre en décembre 1812. Le capitaine Salaün aurait pu encore être du voyage jusqu'à la Côte d'Angole sur La Nancy en 1815 mais Napoléon interdit la traite le 30 mars, alors l'année suivante le vieux marin s'embarque comme passager pour la Guadeloupe puis pour la Martinique où il mourut en 1820.
Le Pactole est mis en vente en 1804, son nouveau propriétaire, Dubois Violette, un malouin, l'arme en 1808 pour l'Ile de France mais au retour le trois-mâts est pris par les Anglais dans un port espagnol que l'armateur croyait appartenir « aux alliés de la France » ! Du coup il cesse de lui rapporter un quelconque pactole...
Un moulin à sucre à Cuba vers 1800
• Vu le soulèvement de Saint-Domingue, des négociants découvrent l'intérêt d'autres destinations. Un mémoire de Paul Duret & Cie de Bordeaux le suggère fortement en mai 1803. « La Havane dans l'isle de Cuba offre des ressources qu'on peine à trouver dans d'autres colonies, l'avantage d'un débouché étendu » pour les captifs et recommande d'y faire affaire avec la maison Thomas Guimbal & Cie. Le roi d'Espagne vient alors d'accorder au marquis de Colonello un privilège exclusif pour importer 6 000 nègres. Belle opportunité saisie par les armateurs de La Rosa. Capitaine et subrécargue, Vincent Langlois partage le financement de l'expédition — soit 17 000 gourdes — avec Thomas Guimbal et Claude Joseph Chapelet.
En deux expéditions consécutives, La Rosa, un brigantin d'environ 100 tonneaux parti de La Havane en 1802 pour le Sénégal, a débarqué 117 puis 122 captifs à La Havane le 6 avril 1803. Il avait pris sa pacotille (guinées bleues, etc) à New York auprès d'un actif marchand français, le breton Jean-Marie Juhel. A La Havane les 122 captifs sont vendus à un prix moyen compris entre 180 et 320 dollars après quoi La Rosa fait escale à Campêche, Pensacola et la Nouvelle-Orléans avant de revenir à La Havane le 6 janvier 1804. Thomas Guimbal fournit alors les comptes de désarmement et entre en conflit avec Claude Joseph Chapelet qui s'estime floué.
Le nommé Thomas Guimbal avait quitté Eauze (Gers) vers 1786, s'était embarqué à Bordeaux pour la Guadeloupe et en 1787 s'était établi comme négociant à Saint-Domingue. Il en devient un réfugié d'abord à La Nouvelle-Orléans (alors espagnole) puis à La Havane où il exerce une activité d'armement et de consignation avec les ports nord-américains et caraïbes. Guimbal associe activité maritime et commerce des esclaves livrés des Etats-Unis à Cuba sans oublier qu'il acquiert une plantation pour cultiver le café, ce qui ne l'empêche pas de vendre du vin français. Mais en 1809 Guimbal fait faillite et ses biens sont saisis par l'Intendencia. Son fils épouse une créole du Cap Français et rentre à Toulouse.
Bref, l'argent de la traite n'était pas toujours synonyme de fortune... Mais ces histoires contribuent à esquisser une histoire du monde atlantique des années 1800-1820.
• Éric Saugera. Guerres et traites françaises aux côtes d'Afrique. De la Révolution à Napoléon. Deuxième partie - Revue Outremers, éditée par la Société française d'histoire des outre-mers, n°412-413, 2ème semestre 2021, 607 pages.
Compte-rendu du premier volume : ici.