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Cet imposant ouvrage du prix Nobel turc de littérature, Les Nuits de la peste, a été entrepris en 2016. La pandémie que nous avons subie sous le nom de Covid-19 n'a donc pas pu fournir de déclic à l'écrivain recherchant son sujet. C'est pourtant une épidémie venue de Chine qu'il a imaginée. Le roman s'inscrit dans l'histoire des dernières années de l'Empire ottoman. Il se présente aussi comme un récit familial où s'entremêlent la fiction d'une province accablée et le roman du pouvoir.
Méticuleux, Orhan Pamuk situe Mingher, son île imaginaire forte de « 80 000 habitants au recensement de 1897 », près de Rhodes, dans le Dodécanèse. Sa capitale provinciale, Arkaz, est très précisément décrite par l'auteur qui joint une carte où le lecteur retrouvera tous les lieux de l'action. Arkaz est le port principal pour accéder à cette province peuplée à parts égales musulmans et orthodoxes. Les uns vivent sous l'influence de religieux rétrogrades et les autres sont à la fois porteurs du nationalisme grec et très influents dans le commerce maritime. Le reste de l'île est montagneux, parsemé de villages qui nourrissent l'île, mais aussi repaires d'opposants et de rebelles au gouverneur Sami Pacha et de son chef de la police l'inquiétant Mazhar Efendi.
L'action se passe durant l'année 1901. A bord du yacht impérial Aziziye, le jeune couple formé par la princesse Pakizé longtemps enfermée au Sérail et le docteur Nuri Bey devenu « Damad » c'est-à-dire gendre impérial, part pour la Chine. Ils ont été ajoutés à une Délégation ottomane qui devait aussi adresser la bonne parole du sultan aux musulmans de l'Empire céleste. Le navire fait étape à Smyrne pour prendre à son bord Bonkowski Pacha, un spécialiste de santé publique qui vient de s'illustrer dans ce port en y stoppant l'épidémie de peste. Bonkowski et son adjoint Elias sont débarqués à Mingher car la peste s'y est déclarée. Bonkowski n'aura pas le temps de montrer son talent : à peine à terre il est mystérieusement assassiné. Le voyage de noces des jeunes mariés est stoppé net dans le port d'Alexandrie : Nuri Bey doit aller à Mingher remplacer la victime et en même temps diriger l'enquête policière où médecins et pharmaciens apporteront leur contribution.
Orhan Pamuk présente le sultan Abdülhamid II comme un amateur de romans policiers et d' aventures de Sherlock Holmes, mais il ne divertira guère son lecteur avec les détails de l'enquête sur la mort du docteur Bonkowski. Le roman insiste plutôt sur la tragédie de la peste, sur les mesures sanitaires, la mise en quarantaine, les difficultés répétées que cela provoque. Les agences des armateurs ont vu affluer les candidats à la fuite, surtout les riches Grecs. Mais les communications par mer ont vite été stoppées. La situation se détériore, la poste et même le télégraphe sont interrompus tandis que des navires étrangers assurent le blocus naval. Les victimes de la peste s'entassent. Les familles pleurent leurs morts. Dans les couvents des confréries musulmanes, notamment celle du cheikh de la Halifiye, Hamdullah, la colère monte contre la quarantaine et le traitement des morts par la chaux pour tenter de stopper l'épidémie. « Il y a tellement de cheikhs, mon pacha, tant de couvents et de confréries » répète au gouverneur le très occidentalisé docteur Nuri, monté comme Mazhar Efendi « contre les couvents, les derviches et les hodjas à amulettes qui sabotaient la quarantaine. »
L'île devient vite ingouvernable. Déjouant le coup de force des adversaires religieux de la quarantaine qui sont aussi les assassins de Bonkowski, le commandant Kâmil, chef de la garde sanitaire, et promoteur de l'identité “minghérienne”, prend la direction de l'île et la proclame indépendante avec Sami Pacha comme Premier Ministre. C'est le chaos révolutionnaire puis contre-révolutionnaire. Kâmil et sa jeune épouse Zeynep meurent de la peste puis Sami Pacha est renversé par les fidèles du cheikh Hamdullah dont l'incompétence éclatera au grand jour ; au bout d'un mois la princesse Pakizé est portée au pouvoir, proclamée reine, puis déposée en douceur par le chef de la police Mazhar Efendi, tandis que l'épidémie s'éteint enfin et que le blocus cesse.
Les Nuits de la peste est aussi l'histoire de « l'homme malade de l'Europe », c'est-à-dire du déclin de l'Empire ottoman accéléré sous Abdülhamid II dont le régime autoritaire n'empêche pas les provinces de rompre avec la Sublime Porte. Le roman évoque la perte des provinces balkaniques et jusqu'à l'indépendance de l'Albanie à la veille de la Première guerre mondiale, l'insurrection triomphante de la Crète d'où s'échappent les musulmans revanchards qui s'agitent contre le gouverneur de Mingher et que le pouvoir enferme vainement à la Forteresse. Dans ce chaos revendiquer et soutenir une identité “minghérienne” semble la solution aux yeux de certains comme le commandant Kâmil : « être nés ici était leur fortune à tous ». Les assassinats politiques concernent les libéraux comme le propre frère du sultan, Mourad V, renversé après quelques semaines de règne, assigné à résidence, puis éliminé en secret. Dans l'épilogue censé rédigé par l'arrière petit-fille de la princesse Pakizé, l'auteur dénonce le despotisme du pouvoir, souligne « l'assassinat d'écrivains et de journalistes en pleine rue (…) une habitude, sinon une tradition à Istanbul, tradition qui perdure depuis plus d'un siècle ». Clin d'œil au régime d'Erdogan...
Ce roman est enfin une saga familiale, celle des derniers Ottomans. Le romancier a imaginé que l'ouvrage est écrit par une descendante de Pakizé, Mîna Mingherli, dont la thèse prend pour sujet les lettres que la princesse adressait à sa sœur Hatidjê — restée à Istanbul — durant son séjour forcé à Mingher et pendant le reste de sa vie à Hong Kong puis en Europe. D'où la brève introduction datée de 2017 et surtout l'épilogue où se mêlent détails d'histoire familiale et considérations politiques.
Ce roman d'Orhan Pamuk est toutefois bien long et il est permis de penser que 200 ou même 300 pages de moins en auraient fait un authentique chef-d'œuvre plus excitant à lire et moins chronophage.
• Orhan Pamuk : Les Nuits de la peste. Traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes, Gallimard, 2022, 682 pages.