Ces Mémoires d'Hadrien se présentent comme l'œuvre de l'empereur Hadrien qui a été en charge de l'empire de 117 à 138 et qui, à la fin de ses jours, retiré dans sa fameuse Villa proche de Rome, s'adresse à un jeune homme que l'histoire connaît sous le nom de Marc-Aurèle et qui lui succéda après Antonin, adoptant l'un et l'autre, selon un processus caractéristique de cette époque puisque Rome s'est écartée de la monarchie héréditaire.
En annexe, Marguerite Yourcenar explique qu'elle a voulu écrire le roman autobiographique de l'empereur Hadrien dès les années 1925-29, mais qu'elle s'est rapidement estimée trop jeune (née en 1903) pour dominer un tel sujet. Elle l'a repris à divers moments des années trente, l'a de nouveau abandonné en 1939 quand elle s'est fixée aux États-Unis et c'est seulement entre 1948 et 1951 que son œuvre la plus célèbre a été achevée. En annexe également, une notice bibliographique prouve sans discussion que l'auteure avait lu toutes les sources anciennes, et pas seulement Dion Cassius, et consulté tout ce qu'il était alors possible de trouver dans les travaux d'historiens.
C'est donc une écrivaine en pleine maîtrise de son art qui publie ce roman historique la même année que Le Rivage des Syrtes et Le Hussard sur le toit pour ne citer que les ouvrages les plus remarquables de ce millésime. Il n'est pas question de reprendre ici la biographie détaillée de l'empereur Hadrien — sur Publius Aelius Hadrianus on consultera avec profit la page Wikipedia — mais on veut simplement souligner quelques aspects du chef-d'œuvre de Marguerite Yourcenar.
Un bain de culture antique
Cité en exergue, le premier vers d'un poème latin dû à l'empereur, Animula vagula blandula, introduit la forme épistolaire du roman et le présent de la rédaction : « Mon cher Marc, Je suis descendu ce matin chez mon médecin Hermogène qui vient de rentrer à la Villa après un assez long séjour en Asie… ». Âgé et malade, Hadrien vit en effet retiré dans sa villa de Tibur et son médecin rentre d'Orient avec de nouveaux remèdes. Les parties suivantes du roman sont consacrées de manière relativement chronologique à la vie de l'empereur. Elles portent toutes des titres en latin : Varius multiplex multiformis — le portrait d'une homme désabusé qui revient sur les débuts de sa carrière — ; Tellus stabilita — sa conception du pouvoir qui évite les guerres contrairement à Trajan, veut humaniser le sort des esclaves et donner des droits aux femmes ; Saeculum aureum — des années éclairées par sa passion pour le jeune Antinoüs ; Disciplina augusta — la répression de la Judée — et Patientia — la vieillesse et l'attente de la mort à Tibur.
Marguerite Yourcenar, elle-même férue de culture classique, s'efforce de donner d'Hadrien l'image d'un fin lettré même s'il dit détester Juvénal, d'un homme qui admire les grands hommes au point de racheter la villa de Cicéron à Baïes (Baia) et d'avoir un temps protégé Suétone. Lui-même a été attiré par la poésie et écrit une ode à la mémoire de Plotine, l'épouse de Trajan qui fut envers lui comme une fée bienveillante. L'âge venant, Hadrien devient de plus en plus désabusé, aussi sa proximité avec les milieux cultivés connut-elle des limites : « la canaille philosophique et lettrée ne m'en imposait plus ». Il s'accroche aux valeurs de Rome — dont il restaure le Panthéon — et de Grèce où il se fait initier au culte d’Éleusis et assiste à la dédicace de l'Olimpéion . Il souhaite que les pédagogues enseignent « les œuvres trop négligées d'Hésiode ». Particulièrement philhellène, il fait d'Athènes la capitale culturelle de l'empire sans négliger le prestige des autres villes, se souciant de leur patrimoine architectural autant que de leur prospérité.
La passion pour le bel Antinoüs
Marguerite Yourcenar montre comment Hadrien a parcouru tout l'empire. On le voit sur le limes le long du Danube ou du Rhin, en Bretagne où un mur défensif porte encore son nom. On le voit en Afrique à Lambèse. Surtout, un voyage en Bithynie lui permet de rencontrer un jeune Grec dont il tombe follement amoureux : Antinoüs. Désormais celui-ci l'accompagne en Grèce puis en Égypte ; ces années forment un nouvel Âge d'Or pour l'empereur. Hadrien l'emmène participer au culte de Mithra et lui offre un taurobole en sacrifice propitiatoire. Ensemble ils tuent un lion dans le désert égyptien, ils visitent une magicienne à Canope.
Et c'est là que tout bascule : elle exige un sacrifice pour éviter à l'Empire les malheurs qui le menacent. « Si on n'avait pas su ma haine des sacrifices humains, on m'aurait probablement conseillé d'immoler un esclave » se souvient Hadrien. Antinoüs propose plutôt le sacrifice du faucon que l'empereur lui avait donné. Quelques jours plus tard, pour l'anniversaire de la mort d'Osiris, Antinoüs se suicida à l'anniversaire de ses vingt ans. Écrasé de chagrin l'empereur le fait momifier par les prêtres égyptiens et inhumer dans une tombe « comme un Pharaon », avant de créer une ville nouvelle sur les bords du Nil : ce sera Antinoé. Mais cela ne suffit pas, c'est toute une religion populaire qui est lancée car l'empereur-dieu a fait de son jeune amant une nouvelle divinité. Des pièces de monnaies et surtout des sculptures vont garder le souvenir d'Antinoüs comme ce bas-relief d'Antonianus d'Aphrodisias réalisé vers 130 et aujourd'hui conservé dans un palais romain.
La guerre juive
L'empereur n'a pas vu venir la révolte de la Judée conduite par Simon, un aventurier qui se fait appeler Bar Kochba — le Fils de l’Étoile — et qui espérait l'aide militaire des Parthes. Soucieux de développer les villes de l'empire sur un modèle gréco-latin, Hadrien transforme Jérusalem en Ælius Capitolinus. Il déteste les Juifs pieux, leur fanatisme, leur dieu qu'ils ne veulent pas mettre au même plan que tous les dieux de Rome et de la Grèce. Il laisse le gouverneur de Judée, Tinéus Rufus, interdire la circoncision car les banquiers qu'il fréquentait aux thermes n'en tiraient pas gloire mais honte. Les étendards de l'une des légions envoyées en Judée portent l'image d'un sanglier.
C'est pris comme une provocation : les Romains amènent un porc ! L'insurrection juive sera combattue quatre années durant, détruisant neuf cent villes et villages : « l'ennemi avait perdu près de six cent mille hommes ; les combats, les fièvres, les épidémies nous en avaient enlevé près de quatre-vingt-dix mille ». Ælia Capitolina fut reconstruite et l'empereur renomma Palestine la province dont les Juifs avaient quasiment disparu. C'était un immense échec pour cet empereur qui préférait la paix à la guerre. Sa maladie (l'hydropisie) semble résulter de ces deux malheurs, le drame intime et l'écrasement de Jérusalem.
Sans aller aussi loin que ceux qui ont classé cet ouvrage comme l'un des meilleurs romans de tous les temps, il faut au moins reconnaître qu'il a la vertu de réussir à nous faire partager la mentalité d'un grand personnage de l'Antiquité en nous faisant réviser la civilisation de cette époque, le tout dans une langue française admirable.
• Marguerite Yourcenar : Mémoires d'Hadrien. Plon, 1951. Repris par Gallimard, 1974. Édition Folio n°921, 364 pages.