Cet essai sur l'histoire de la France contemporaine part de l'idée qu'il existe un modèle français, qualifié ici d' « écosystème républicain », qui s'est constitué sous la IIIe République dès avant la Première guerre mondiale, que ce modèle a passé avec succès durant le conflit « un test d'effort » et qu'il a été rajeuni et complété sous les Trente Glorieuses. Après en avoir longuement rappelé origines et caractéristiques, l'auteur s'inquiète dans la troisième partie du livre de ce qu'est devenu cet « écosystème républicain » au début du XXIe siècle en un temps de « grande transformation » pour réutiliser la formule ancienne de Karl Polanyi.
Il ne s'agit pas d'un manuel pour s'initier aux événements que la France a traversés depuis les origines de la IIIe République jusqu'au quinquennat d'Emmanuel Macron, mais bien d'une réflexion personnelle, écrite dans une langue parfaite, par un historien renommé et spécialiste de la vie politique et culturelle du pays.
Ce modèle français remonte donc à la Belle Époque, quand est fondée la laïcité par des Républicains de tradition anticléricale soucieux de maintenir à distance l'influence de l’Église, d'où la loi de séparation de 1905. Entre les années 1920 et les années 1970, ce modèle s'est perpétué selon plusieurs paramètres que l'auteur désigne par une série de “P” : le Progrès (croyance partagée), la Progression sociale (sous l'effet de la scolarisation secondaire), le Plein emploi (des années Vingt puis des Trente Glorieuses). Il y ajoute ensuite la Paix (après 1962 fin de la série des conflits mondiaux et coloniaux) et la Pilule (après 1970), et souligne avec reconnaissance l'heureuse stabilisation constitutionnelle de la Ve République, régime stable et sans doute durable.
Par la suite la civilisation républicaine du vivre-ensemble a été grignotée, attaquée par la crise, le chômage et la désindustrialisation, autant de menaces sur l'État-providence. Chacun le sait. L'originalité des propos de l'auteur est bien sûr de tout replacer dans une vision de long terme, à la manière d'un Braudel, pour montrer l'érosion de « l'écosystème républicain ». La culture de masse audio-visuelle, la détérioration de la qualité de l'enseignement — de l'histoire et de la langue —, la « sécession de la plèbe » qui se mesure à la montée de l'abstention électorale, à la cote du populisme et aux manifestations des gilets jaunes ignorés par les partis traditionnels, la montée excessive de l'individualisme et des réseaux sociaux : tout cette litanie concourt à l'affaiblissement de l'Etat-nation sans oublier les attentats terroristes, de 2015 principalement. Dans une postface à l'édition de poche, l'auteur revient sur sa crainte de voir la laïcité mal comprise par les jeunes générations et la langue française partir en quenouille. Il y voit un vrai défi à relever.
M'a plus particulièrement intéressé le développement sur « la crise idéologique profonde au sein du milieu intellectuel » qui a résulté à la fin des années soixante-dix de « l'effet Soljenitsyne » — c'est-à-dire de la dénonciation du soviétisme — puis du “retour de Chine” des idéologues. L'auteur y voit , page 264, un ensemble de facteurs qui « amplifia sur le moment l'impression d'une crise globale de l'écosystème ». Il me semble au contraire qu'il aurait mieux valu souligner que ces événements heureux ont été la source d'ébranlements positifs dans notre vie intellectuelle, en décidant une analyse plus lucide sur le monde et la société. De toute manière, l'évolution des années 1990-2020 aurait mérité une prise en compte plus approfondie, et pour ne prendre qu'un sujet, l'impact énorme de la révolution féministe sur le vivre-ensemble n'aurait pas dû être oublié, car « ce monde que nous avons perdu » n'était probablement pas qu'une image rose du Paradis.
• Jean-François Sirinelli : Ce monde que nous avons perdu. Une histoire du vivre-ensemble.