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Né en 1936 à Alexandrie, David Caute n'avait pas encore trente ans quand il publia cet ouvrage qui est devenu un classique malgré son absence de réédition en édition de poche. Également auteur quelques années plus tard d'une Gauche en Europe depuis 1789, le moins qu'on puisse dire c'est qu'il ne se laisse pas intimider par l'ampleur de son objectif. En (re)lisant ce livre en 2022, même sans l'intention de juger de son intérêt pour une réédition, il ne faudra pas oublier le contexte de sa rédaction : on était avant Mai 1968, avant la participation de ministres communistes au gouvernement de François Mitterrand, avant l'effondrement de l'URSS, avant l'ouverture des archives du PCF...

 

Plutôt que se demander pourquoi de nombreux intellectuels français se sont portés vers le communisme — besoin de justice sociale, illusion de la Russie soviétique comme d'une société juste, cause de la paix, etc — , la brève première partie intitulée « Le Parti et les intellectuels » analyse les raisons pour lesquelles le Parti a cherché à les attirer à lui. Ce sont les cinq principes d'utilité : 1° le prestige pur résultant d'un étalage ostentatoire de la proximité (ou de l'adhésion) d'une célébrité comme ce fut le cas d'un Henri Barbusse ou plus tard d’un Pablo Picasso ; 2° l'excellence professionnelle par exemple d'Irène ou Frédéric Joliot-Curie  ; 3° l'agitation politique bien évidemment ; 4° le journalisme, et on pense à Vaillant-Couturier ; 5° enfin « l'intellectuel [qui] guide et fait progresser l'attitude politique et culturelle des masses ».

 

Une succession de flux et reflux

La seconde partie occupe la moitié du livre sous le titre « Les Intellectuels et le Parti » et détaille l'attitude des intellectuels face au PCF en une série de courtes périodes rythmées par les temps forts de la vie du Parti. En voici quelques aperçus donnés par David Caute.

D'abord c'est l'opposition à la guerre et l'admiration pour « la grande lueur qui se lève à l'Est » avec la fondation du Parti communiste russe à la place du POSDR(b). La main-mise de Lénine sur la révolution russe est immédiatement suivie de l'enthousiasme de Pierre Pascal (qui était en Russie depuis 1916 au titre de la mission militaire française), de Jacques Sadoul (qui excusa la dissolution de l'Assemblée constituante), et surtout d'Henri Barbusse célèbre pour son roman Le Feu et qui participa en 1920 à la campagne en faveur de l'adhésion au Komintern. Le PCF né du Congrès de Tours (décembre 1920) a massivement rallié les socialistes et en janvier 1921 L'Humanité devint l'organe quotidien du communisme français. Prix Nobel de Littérature en 1921, Anatole France apporta immédiatement son soutien au Parti mais il n'y adhéra jamais. Barbusse, lui, adhéra en 1923. Il avait publié un texte intitulé Le couteau entre les dents — un cliché longtemps repris... par les adversaires du communisme. Le voyage en Russie devint une mode et un genre littéraire : l'économiste Charles Gide rentra de Russie séduit par les coopératives soviétiques et Georges Duhamel revint en faisant l'éloge du communisme … mais en disant qu'on pouvait l'éviter par de « judicieuses réformes ».

La bolchevisation du PCF contraria bien des intellectuels à partir de 1924. Moscou envoya Humbert Droz en France pour surveiller le Parti et « l'ère des purges » commença.  La journaliste féministe et révolutionnaire Séverine fut chassée, elle avait eu le tort de faire partie de la Ligue des Droits de l'Homme critiquant l'action de Staline en Géorgie et les procès des SR en 1922. Après la dénonciation de Trotsky en 1924, le cas de Souvarine provoqua même « une crise anti-intellectuelle » au sein du PCF. Il en résulta, selon D. Caute, « la déroute intellectuelle du communisme » en tant que force intellectuelle dans les années de 1927 à 1934.

Aragon attaquait les « social-fascistes » — entendez la gauche non-communiste — et publiait en 1927 un Manifeste aux intellectuels. C'était le moment où les surréalistes se rapprochaient du Parti. Mais l'expérience ne fut pas heureuse : André Breton fut convoqué cinq fois devant la commission de contrôle du Parti puis exclu. La revue surréaliste stigmatisa « le vent de crétinisation » qui balayait l'URSS au début de l’ère stalinienne.

La situation internationale vint alors relancer l’attractivité du communisme. L'arrivée au pouvoir des nazis à Berlin marqua un tournant ; elle fit naître l’antifascisme avec le mouvement Amsterdam-Pleyel, et l'AEAR, associant les écrivains et artistes révolutionnaires, tels Aragon, Nizan, Malraux, Rolland, Gide, Guéhenno. Les émeutes “fascistes” du 6 février 1934 eurent l'effet de mobiliser la gauche intellectuelle et de lui donner un sentiment d'urgence. En juin 1935 un Congrès international pour la défense de la culture se tint à Paris avec notamment Alain, Barbusse, Gide, Malraux, Heinrich Mann, Brecht, Aldous Huxley. La Ligue des Droits de l'Homme, le Comité de Vigilance des Intellectuels Antifascistes participèrent à la proclamation du Front Populaire le 14 juillet 1935. En novembre suivant une Déclaration des intellectuels républicains fut lancée en faveur du gouvernement républicain espagnol et l’on connaît la réaction de Picasso au bombardement de Guernica. Ces rapprochements des intellectuels avec le communisme n’ont pas été stoppés par le choc des informations sur la réalité de l’URSS (grands procès, génocide ukrainien, collectivisation forcée, camps du Goulag et autres violations des droits de l’homme). Le Retour de l’URSS d’André Gide eut plutôt comme effet la critique de son auteur. Le renforcement de la puissance soviétique rejaillissait sur le PCF et les défections étaient devenues rares : essentiellement Romain Rolland et son ami Victor Serge revenu à Paris en 1936 pour dénoncer le stalinisme.

Le vaste rassemblement d’intellectuels français autour du Parti a été en revanche brisé en août 1939 par le pacte germano-soviétique interprété comme une trahison. Le Parti perdit la confiance des plus idéalistes de ses membres et d’actifs compagnons de route. Quelques jours avant de trouver la mort à Dunkerque, Paul Nizan écrivit personnellement à Jacques Duclos pour lui faire part de sa démission. Aragon le dépeindra comme un homme méprisable et vaniteux sous les traits de Patrice Orfilat dans son roman Les Communistes en 1949. En juillet 1940 un tract du PCF voyait en De Gaulle un « instrument de la City de Londres » et la guerre contre l’Allemagne n’avait été que la preuve de l’impérialisme français...

Changement de cap en juin 1941 quand le Reich attaqua l’URSS. Aussitôt les organisations de résistance communiste prirent de l’ampleur ainsi le Front National, le MUR, les FTP, etc. Le Comité national des Ecrivains accueillit de nombreux auteurs non-communistes comme Malraux, Sartre, Camus, Mauriac… Les Lettres françaises fondées en 1942 par Jacques Decour sortirent de la clandestinité en septembre 1944 et devinrent alors pour longtemps la grande lecture hebdomadaire de l’élite. La Résistance a été « la plus fertile période de recrutement » du Parti. La victoire de l’Armée rouge sur Hitler provoqua un « irrésistible attrait  émotionnel » vers l’URSS, le communisme en général et le PCF en particulier. Mais le Parti a payé cher son engagement, et il s'est présenté à juste titre comme “le parti des fusillés” en plus des nombreux militants et sympathisants morts en déportation.

Alors que le Parti était à la Libération dans une situation quasi-hégémonique, la situation se retourna dès 1947 conduisant à un isolement très marqué et à des séries de démissions et d’éloignement des intellectuels français.  Dans la nouvelle tension Est-Ouest le camp soviétique s’organisa : le Kominform naquit en 1947 pour répandre la doctrine Jdanov et le “réalisme socialiste” qui rebuta de nombreux intellectuels français, de même que la politique antisémite de Staline après 1948.  David Rousset réunit des preuves des crimes de la NKVD (prédécesseur du KGB) et Albert Camus affirma que les camps soviétiques n’étaient pas plus acceptables que les camps nazis. Le Zéro et l’Infini de l’ancien communiste Arthur Koestler anima aussi les passions. Roger Garaudy qualifia les écrits de Sartre de « fornications intellectuelles ». L’affaire Kravchenko ­— liée au livre J'ai choisi la liberté — a divisé les supporters du Parti de même que les purges anti-titistes tandis que les favoris du Parti voyageaient dans les “démocraties populaires”. La guerre de Corée vint aussi accentuer les tensions, ainsi que la guerre d’Indochine — que seul contre tous le PCF condamnait en tant que « sale guerre » — une position radicale qu’il n’eut pas d’emblée sur la question algérienne. En 1956 le rapport Khrouchtchev puis l’intervention de l’armée soviétique en Hongrie pour renverser son gouvernement provoquèrent une fuite d’adhérents et de sympathisants.

Toutefois, David Caute note que le prestige du Parti s’était redressé en France au début des années 60, malgré une déstalinisation freinée par Maurice Thorez. Le retour au pouvoir du général De Gaulle fit du PCF l’acteur le plus sévère contre le pouvoir personnel, au risque de rogner ses positions électorales, mais la politique étrangère du nouveau Président ne lui déplaisait pas du fait de la critique de l’OTAN et des Etats-Unis. Cependant le PCF était encore loin de se moderniser comme le PCI au discours eurocommuniste.

 

Une riche suite de thématiques

Bien que le PCF était internationaliste, on assista depuis la Résistance à une prise de position nationaliste qu’illustrait particulièrement la poésie d’Aragon, membre du Bureau politique, et inspirateur de la presse communiste. Le PCF s’affichait en défenseur de la culture française et dénonçait les accords Blum-Byrnes ouvrant la voie au cinéma hollywoodien.

L’antisémitisme de Staline après 1948 fut une cause de malaise. En novembre 1952 s’ouvrit à Prague le procès de quatorze leaders tchèques dont onze Juifs. La Pravda prétendit que sept médecins juifs étaient coupables du meurtre de Jdanov en 1948. Israël fut qualifié d’agent de l’impérialisme américain.

La dénonciation de la torture en Algérie valut au PCF l’hostilité de l’OAS. La position anti-colonialiste du PCF aurait dû lui attirer de nombreuses sympathies, mais le vote des pleins pouvoirs en Algérie au gouvernement de Guy Mollet le 12 mars 1956 dut en refroidir certains. Dans le même ordre d’idée,  on doit ajouter l’opposition d’Aimé Césaire à Thorez concernant la politique du Parti aux Antilles. [S’y ajoute, ce que D. Caute ignorait, la querelle entre Césaire et Aragon sur leur conception de la poésie, Aragon soutenant le classicisme].

Une place particulière est faite aux relations du communisme avec André Gide, André Malraux et Jean-Paul Sartre ; ce dernier détestait les méthodes communistes, avec « leur habitude de discréditer un adversaire au lieu de discuter avec lui ». Sartre fut par moment un compagnon de route, quand il soutenait le Congrès mondial de la Paix , quand il écrivait « Je considère le marxisme comme l’indépassable philosophie de notre temps ». ou quand il affirmait « Un anticommuniste est un chien ». Mais il trouvait stupide le dogmatisme du Parti français et préférait le PCI. Sartre était décidément trop compliqué pour le Parti.

  Un intéressant chapitre est consacré à l’histoire, ses enseignants, ses chercheurs. Si Jean Bruhat, spécialiste de la Commune de Paris de 1871 avec Emile Tersen, est qualifié de « plus endurci des historiens de professions », d’autres noms restent davantage connus : comme Georges Lefebvre pour La grande peur de 1789 et surtout Albert Soboul, le spécialiste de la Révolution française et auteur d’une thèse sur les Sans-Culottes. On retiendra que les historiens marxistes avaient particulièrement travaillé le champ de l’histoire économique,  politique et sociale depuis 1789. Pour certains, Robespierre, plus encore que Babeuf, préfigurait Lénine…

Admirateur de la recherche scientifique en URSS, le Parti ne restait pas indifférent à la controverse provoquée par la science soviétique quand Lyssenko prétendait opposer la science soviétique à la science bourgeoise en matière de biologie. La défense de Lyssenko par André Wurmser — « l’intellectuel le plus mal informé de l’époque » selon D. Caute — tourna au fiasco. A la même époque le Parti décriait la psychanalyse comme science américaine et privilèges des riches parce qu’elle expliquait les problèmes de l’individu sans faire référence au social. Mais le Parti évolua en fin de période : l’auteur souligne qu’au début des années soixante Althusser fit l’éloge des travaux de Lacan.

Rompant avec la créativité des premières années du communisme à la russe, l’époque stalinienne imposa dans les arts le “réalisme socialiste”. Le 1er Congrès des écrivains soviétiques s'était tenu à Moscou en 1934 : Aragon, Malraux, Nizan et Bloch étant du voyage ; le grand modèle était Maxime Gorki. Aragon devint le grand thuriféraire du réalisme socialiste, mais Gide et Malraux ne suivirent pas du tout la consigne, mais sa vie durant Louis Aragon persista à écrire d’épais volumes indigestes : Les Beaux Quartiers, Les Cloches de Bâle, et pire, la série intitulée Les Communistes, deux mille pages et deux cents personnages largement étrangers à la classe ouvrière. L’auteur doute que ce « gigantesque tract » ait eu du succès dans un large public populaire. Le prix Staline fut attribué en 1952 à André Stil pour un roman dont les dockers qui refusaient de débarquer du matériel livré par « les amerlocks » pour s’opposer à la guerre en Indochine.

 

Boris Taslitzky, Riposte, Tate Gallery, Londres

 

Dans le domaine culturel encore, le Parti encourageait un certain nombre de peintres. Plus que de Picasso dont il appréciait surtout la célébrité — mais moins le portrait de Staline en 1953 — , il s’agissait davantage de Fernand Léger, prêt à expliquer sa peinture aux ouvriers,  exposant ses tableaux à Billancourt en 1953. André Fougeron devint une sorte de peintre officiel du Parti qui apprécia particulièrement sa série de tableaux réalisés dans le bassin minier du Nord et du Pas-de-Calais, exposée en 1951 sous le titre Le Pays des Mines.  L’année suivant il était dans la Loire pour peindre les paysans français : c’était le nouveau réalisme français. La peinture de Boris Taslitzky, rescapé de Buchenwald,  peut également se ranger dans l’art officiel communiste. Ci-dessus Riposte, inspiré par la répression des dockers de Port-de-Bouc, près de Marseille, en 1949.

 

Un essai précis mais relativement incomplet

L’ouvrage de David Caute a brillamment exploité les documents disponibles à son époque, la presse et toute la documentation imprimée. La précision de ses analyses reste utile et remarquable mais on peut regretter deux choses.

Pour mieux comprendre la propension des intellectuels français à rejoindre le communisme et son parti, il aurait été souhaitable de s’inscrire dans le temps long et rappeler les étapes de la pensée de gauche et révolutionnaire depuis 1789. Il est vrai que David Caute a consacré un ouvrage à ce sujet, paru en France en 1966.

D’autre part, vu la multitude d’intellectuels qui rompirent avec le parti — l'auteur évoque Autocritique d'Edgar Morin — ou en furent exclus, on aurait apprécié de lire une synthèse sur les ex-communistes. Ne furent-ils pas, comme on l’a souvent dit, “le premier parti de France” ?

 

David Caute : Le Communisme et les intellectuels français (1914-1966). Traduit de l'anglais par Magdeleine Paz, Gallimard, 1967, 474 pages. [Communism and the french intellectuals, 1914-1960 ; Macmillan, 1964].

 

 

 

Tag(s) : #HISTOIRE 1900 - 2000
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