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Jeanne Benameur ouvre « le coffre secret de la mémoire », cette « bête coriace » qui, telle la boîte de Pandore garde les « traces » des mots et des souvenirs qui jamais ne s’effacent mais attendent avec « patience » de revenir dans la conscience.
Simon Lhumain en fait l’expérience après avoir brisé par mégarde le bol de faïence bleue de son enfance... « Psychanalyste honnête », « son cabinet d‘analyste, c’était ça : son abri. » . Tout à l’écoute des mots des autres il ne s’est jamais écouté : ce bol brisé résonne comme un détonateur. Et lui qui n’a jamais quitté son île éprouve soudain le besoin de partir, de se dépayser pour « désemcombrer son cœur », se réconcilier avec lui-même, réparer sa brisure intérieure, évacuer les traumatismes enfouis en lui depuis l’adolescence durant « la fameuse nuit de la fameuse noyade ». En lui demeurent encore sa peur quand son ami Mathieu feignit d’être mort, sa jalousie quand Louise son amoureuse avait fait l’amour avec Mathieu. Il n’a jamais pardonné.
Le dépaysement c’est dans une île japonaise de Yaeyama que Simon l’éprouve, auprès d’un couple chaleureux et discret. Lui, Daisuke maître en kintsugi, répare les porcelaines brisées et aide Simon à se réparer même sans paroles. Elle, Akiko, collectionne les vêtements anciens en tissu bingata, qui rappellent à Simon ceux de son père mort...
L’analyste se sent bien dans cette ambiance douce et parfumée ; toutefois sa métamorphose ne peut s’accomplir sans la mer et la nage : il s’y oublie dans l’effort, il y perd la notion de temps et « ressent cette impression totale d’être au monde ». Au fil des jours Simon parvient à « rendre les armes » et dans ce lâcher-prise « son corps désirant lui est rendu », celui du trouble érotique jadis devant le corps nu de Mathieu, celui de son désir puissant auprès de ses amantes d’un soir. « La rage c’est de ne pas réussir à aimer ce qu’on désire » avait-il déclaré à l’un de ses patients. Peu à peu lui aussi fait le chemin de résilience : ce sentiment océanique, cette conscience cosmique qui l’envahissent révèlent sa libération intérieure : réconcilié avec lui-même, Simon peut rentrer.
La romancière sensibilise le lecteurs à ces « moments où l’esprit se déploie.(...) La réalité familière cède la place. (...) Un mot, une image, un son nous soustraient à la réalité. Nous sommes « raptés ». Littéralement ravis au monde » ;
Elle sait, grâce à des métaphores, des correspondances, des associations d’images évoquer le surgissement imprévisible des souvenirs.
Mais « sans rien qui pèse ou qui pose » l’écriture de Jeanne Benameur chante et coule, délicatement nimbée de poésie : un réel plaisir de vraie littérature !
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• Jeanne Benameur : La patience des traces. Actes Sud, 2022, 199 pages.