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Voilà un roman épatant, inspiré par toute une actualité intellectuelle clivante, et que le prix de Flore 2021 a justement couronné. Maître de conférences d'histoire contemporaine à Paris VIII où il faisait cours sur la Guerre froide, Jean Roscoff vient d'accéder à la retraite. Il n'a pas pu obtenir le titre de professeur des universités parce qu'il n'a pas achevé sa thèse sur l'histoire du parti communiste américain. Il en a seulement tiré un essai soutenant l'innocence du couple Rosenberg. Malheureusement pour lui la publication de documents déclassifiés, aboutissement du projet américain Venona, et preuve de la culpabilité des espions, est venue condamner son livre au pilon. Sur le tard Roscoff décide donc de prendre sa revanche avec l'histoire d'un autre communiste étatsunien, un nommé Robert Willow.

 

 

Jean Roscoff s'est dit que cela ferait un livre captivant, qu'il sortirait un inconnu de l'oubli en rédigeant sa biographie et en redonnant vie à ses poésies. Jamais il ne lui vint à l'esprit de prendre en considération le fait que Robert Willow est noir. Le jazz, la poésie et le communisme sont ses passions, voilà tout, même si par ailleurs il a connu W.E.B. Du Bois et Richard Wright... Fuyant les États-Unis où le maccarthysme et la commission des activités anti-américaines pourchassaient les communistes, Robert Willow a donc abandonné ses études à l'université Howard et quitté la maison familiale de Washington pour s'exiler en France. Le paquebot Liberté l'a débarqué au Havre un jour de mars 1953. Joueur de jazz, Willow intègre dans la foulée des orchestres du Quartier Latin et fréquente assidument le milieu existentialiste de Saint-Germain-des-Prés où il côtoie Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, en compagnie d'autres intellectuels américains. Mais au bout de quelques années, il disparaît. Il s'installe en périphérie de Paris, à Étampes, pour écrire de la poésie inspirée. Selon son biographe, Robert Willow est alors devenu un poète influencé par notre période médiévale et par Charles Péguy. Mais la mort le frappe en 1960, comme Camus, dans un accident de voiture.

 

 

Jean Roscoff est-il capable de réussir une telle biographie ? Il n'était certes pas un professeur charismatique. Ni d'ailleurs un mari modèle. Son titre de gloire, sans cesse répété à son entourage, avait été son engagement à gauche dans les années Mitterrand. Avec son ami Marc, il a en effet participé à la fondation de SOS Racisme et a soutenu la marche des Beurs. Il connaissait Julien Dray, Coluche, etc. Or une autre génération est arrivée, qui se moque pas mal de leur antiracisme à la papa. Marc est devenu un avocat brillant qui a fait fortune et est devenu un membre important du parti socialiste. Mais lui, Roscoff, a vu sa carrière s'enliser ; il est désormais un alcoolique replié sur lui-même : Agnès sa femme mondaine et très active l'a quitté, et sa fille Léonie vit maintenant avec Jeanne une militante de choc de la cause woke qui « en avait marre des mâles blancs autosatisfaits (…), marre de la masculinité toxique des vieux soixante-huitards.» Soit Jean Roscoff tout craché.

 

 

La publication d'un livre consacré à un poète américain inconnu dans une petite maison d'édition, celle du très discret Paulin Michel, a vraisemblablement tout pour passer inaperçue. Or à peine sorti, le livre intitulé Le voyant d'Etampes tombe entre les mains d'un blogueur militant de la cause noire qui vient affronter Roscoff lui-même dans la librairie où l'on fête la sortie du livre. Et tout va partir en vrille comme le raconte Roscoff, seul narrateur de ses déconvenues et de ses colères. Très vite le buzz gagne les réseaux sociaux, la colère gronde et les pires menaces pleuvent contre ce pauvre Roscoff accusé d' «appropriation culturelle » et de « prédation identitaire » pour s'être permis de raconter la vie d'un Noir américain sans exposer ses souffrances de victimes de la domination blanche. Roscoff est dépassé par les événements, car la tempête ne se limite pas à Internet et débarque jusque dans sa famille. Pour Roscoff, il y a de quoi crier au fascisme et au lynchage médiatique... Il faut reconnaître que son manque de jugement sur son personnage de communiste bizarrement infiltré au côté de Sartre est assez abyssal, comme est peu probante sa manière de traiter la brutale retraite de l'Américain à Étampes. Roscoff, sous le choc, découvre donc en catastrophe l'idéologie nouvelle fondée sur la victimisation continuelle des minorités — si importante dans l'Amérique présente — et la dénonciation des privilèges blancs. Pour le lecteur, c'est une source de jubilation de voir comment Roscoff s'empêtre dans cette affaire, notamment suite à son intervention à France-Culture, où un certain Dabiou (lisez Badiou !) lui apporte la contradiction !

 

L'auteur de ce roman — un célèbre avocat caché sous le pseudonyme d'Abel Quentin — expose brillamment à la fois le ridicule de ces « éveillés », le danger de l'hystérisation du débat pour la liberté d'expression, le dérapage des réseaux sociaux entre les mains de fanatiques. Mais Abel Quentin est un auteur malicieux. Il a plus d'un tour dans son sac et le lecteur n'est pas au bout de ses surprises quand arrive l'épilogue qu'il faut lire jusqu'à la dernière phrase de la dernière page. Plaisir garanti d'un bout à l'autre de ce roman à la fois ironique et dénonciateur, où la personnalité de l'anti-héros permet bien des morceaux de bravoure, et la mise en scène des travers contemporains.

 

Abel Quentin : Le voyant d'Étampes. Les Éditions de l'Observatoire, 2021, 380 pages.

 

 

Tag(s) : #LITTERATURE FRANÇAISE
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