Directeur de recherche au CNRS et auteur de remarquables ouvrages de sociologie, Nathalie Heinich refuse de féminiser les noms de profession car, dit-elle, « la fonction n'est pas la personne ». Sans doute, ce n'est pas la bataille majeure parmi celles qui composent ce recueil de onze articles publiés pour la plupart dans des périodiques français entre 2018 et 2020... Autant avertir d'emblée les visiteurs du site : ces chroniques de l'actualité intellectuelle ne ressortissent pas d'un consensus tiède.
Nathalie Heinich lance l'alerte : notre universalisme est en danger, en France particulièrement, à cause d'attaques importées depuis les campus nord-américains. Cette « guerre idéologique » sape les valeurs républicaines de liberté et d'égalité. Riches de convictions et d'arguments ses propos s'ordonnent autour de trois champs de bataille : l'identité, le féminisme et la liberté d'expression.
Outre-Atlantique, le citoyen s'identifie de manière exclusive par son appartenance à la communauté (sexe, race, religion...), et se barricade dans sa minorité. Les activistes des campus exacerbent ce communautarisme dès lors qu'on peut s'y ressentir à la fois victime et dominé. Il en résulte, selon Nathalie Heinich, un « bêtisier identitaire » qui traduit les « sophismes de la pensée post-moderne » et est le produit d'une lecture caricaturale de Bourdieu Derrida Foucauld — baptisée « French theory » ! Or, dans le contexte français, l'individu donne la préférence à l'égalité de droit et à des valeurs universelles, d'autant que depuis 1905 sa liberté de conscience bénéficie de la protection de l’État, de sorte que le citoyen peut librement se reconnaître sur une palette d'identités multiples, au lieu de tout réduire à une position déterminée et définitive de dominé. Cette catastrophe intellectuelle provient selon Nathalie Heinich de l'épidémie de « gender studies », « postcolonial studies » et autres « subaltern studies ». Leur passion du différentialisme ne pense qu'à affirmer toujours davantage la spécificité de la minorité considérée comme opprimée, au lieu de revendiquer la suspension de la différence, source de cette inégalité.
Ainsi la bataille néo-féministe exaspère Nathalie Heinich qui se sent héritière des combats féministes passés dont le but était l'égalité de droit et la suspension de l'argument du sexe. Son féminisme persiste à « militer pour la suspension de la différence des sexes dans les contextes où elle n'a rien à faire » et dénonce la focalisation obsessionnelle sur le couple dominant/dominé. Notre sociologue s'indigne particulièrement du « féminisme décolonial », et de voir cette imposture reprise par « les plus bornés des étudiants et les plus démagogues des enseignants » — utilisant au passage le masculin comme un neutre.
Malheureusement, ces dérives importées rendent malade la gauche française, divisée qu'elle est désormais entre son attachement traditionnel aux libertés et la nouvelle pression sociétale de défense des dominés qui recourent à leur censure, à l'obstruction, pour faire taire tout discours qui leur déplait. Cette « cancel culture » est jugée intolérable et digne des pires totalitarismes. Les exemples utilisés dans ces articles sont d'ailleurs les mêmes qu'analyse Monique Canto-Sperber dans son ouvrage récent Sauver la liberté d'expression (ici le compte-rendu de Wodka). On n'a fait ici qu'effleurer ici la richesse de ces articles polémiques … Il faudrait ajouter son nouvel essai qui prolonge sa réflexion contre « l'identitarisme communautariste » ; il a paru chez Gallimard dans la collection Tracts n°29 sous le titre Ce que le militantisme fait à la recherche.
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• Nathalie Heinich – Oser l'universalisme. Contre le communautarisme.
Le bord de l'eau, 2021, 136 pages.
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