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C'est en devenant spécialiste de George Orwell que le philosophe Jean-Claude Michéa a attiré l'attention sur lui. Dans une formule qu'on jugerait à tort provocatrice, il qualifie l'écrivain anglais d' « anarchiste tory », dessinant du même coup son propre portrait intellectuel. Sous couvert de répondre à dix questions posées par un collègue canadien, l'auteur livre peu à peu ses idées dans une rédaction très personnelle où chaque réponse est précisée de « scolies » et de notes, mais sans bibliographie car les références figurent dans le texte lui-même — d'où un éparpillement original qui donne au lecteur l'impression bizarre de lire une œuvre de Claude Simon.
Par ce puzzle érudit, passionné et combattif, le lecteur est convié à retrouver l'histoire politique et économique depuis l'aube des temps modernes quand le libéralisme est apparu, d'abord comme moyen d'échapper au temps sordide des guerres de religion et à l'absolutisme, puis comme logiciel de l'homo œconomicus qui de génération en génération est passé d'Adam Smith à Marx et aux « idéologues arrogants et bornés de la Banque Mondiale, de l'OMC ou du FMI… » On l'aura compris, le libéralisme, même sans recourir aux préfixes néo- ou ultra-, n'est pas la tasse de thé dudit Michéa.
Mais pourquoi ce titre ? On sait qu'Orphée a eu le malheur de se retourner vers Eurydice lorsqu'il tenta de la sortir des Enfers, au lieu d'avancer tout droit sans regarder en arrière. La gauche moderne en a déduit qu'il ne faut pas se retourner vers son passé et s'est livrée corps et âme à la religion du progrès illimité, allant jusqu'à renier son souci de la question sociale pour n'en garder que des lubies sociétales.
Michéa situe un premier tournant en 1898 quand Jaurès se résout à soutenir le camp de Dreyfus, l'orateur socialiste rejoignant ainsi les républicains progressistes. Auparavant les socialistes et les républicains de gauche ne faisaient pas cause commune et « les gens ordinaires » — c'est-à-dire à ce moment les ouvriers — ne comptaient pas sur les bourgeois pour améliorer leur condition : il y avait pour ça un syndicalisme révolutionnaire et anarchisant qui se dressait contre le capitalisme. Mais à partir du moment où les socialistes s'associèrent aux partis bourgeois — voilà que je cause comme Lénine — ils furent contaminés par leur idéal libéral qui, au fil des décennies, a envahi tous les domaines : politique, économique, social, culturel.
Ainsi s'est constituée « cette gigantesque machine à broyer l'humanité que constitue le capitalisme sans frontières », pilotée par « les élites déracinées » à travers « l'abstraction glacée du marché mondial » et de la « culture de masse hypnotique et aliénante » (p.95). « Et pourtant c'est bien ce programme historiquement suicidaire que, depuis plus de trente ans, tous les gouvernements libéraux — qu'ils soient de droite ou de gauche — ont décidé de tenir pour “inéluctable” et entrepris de poursuivre sous le nom de “mondialisation”. » (p. 355). C'est ainsi que s'explique la fracture entre les gens ordinaires — qui probablement ne lisent pas Michéa — et les « intellectuels parisiens » inspirés par Foucault et aujourd'hui conduits par BHL, Libération et les Inrockuptibles — qui ne lisent pas davantage Michéa — il garde néanmoins son petit clan de fidèles...
L'intellectuel de gauche contemporain, du point de vue de Michéa, a perdu de vue la common decency, cette « décence commune » empruntée à Orwell. Baignant dans « l'univers liquide dont rêvent Badiou, le MEDEF et les sans-frontiéristes », happé par l'influence de l'individualisme triomphant, de l'atomisation de la société et de la « neutralité axiologique » propre au libéralisme, il en est arrivé au point de juger ringard l'attachement décent à la famille, aux liens de voisinage et à la patrie. Retiré dans les Landes pour fuir « le règne du béton et de l’acier » notre philosophe manifeste une irritation particulière contre les idéologues de gauche, ces hypocrites qui se font passer pour de « courageux militants “désobéissants”, “minoritaires” et “persécutés” » alors que leur discours est devenu la pensée dominante. À tous ceux qui résistent au mainstream, la lecture de Michéa donne des raisons d'espérer et de précieux conseils de lecture, comme les essais du sociologue américain Christopher Lasch. Loin d'être un best-seller facile, cet essai de J.-C. Michéa est ainsi une porte d'entrée vers des penseurs originaux.
• Jean-Claude Michéa : Le complexe d'Orphée. La gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès. Flammarion, Champs essais, 2014 [2011], 356 pages.