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L’authenticité est à la mode, « prônant le principe du « be yourself » : c’est le nouveau credo. Chacun aspire à être soi. Le sociologue Gilles Lipovetsky en analyse les manifestations anthropologiques alors que les intellectuels de nos jours ne s’y intéressent plus. Jean-Jacques Rousseau et les Modernes considéraient l’authenticité individuelle comme le devoir, réservé à l’élite masculine, de vivre selon sa conscience, non pour être heureux mais pour s’affranchir du conformisme et s’élever moralement. Les années 1970 ont connu l’authenticité contestataire et libertaire ; et pour Jean-Paul Sartre « l’homme condamné à être libre » doit choisir sa vie dans l’angoisse et la solitude.
Désormais la quête d’authenticité est devenue plus prosaïque et concerne la plupart des classes sociales et tous les domaines de la vie : alimentation, mode, voyages on veut partout des produits « vrais », de la transparence, comme si l’authentique était une solution à tous les fléaux. Mais le sociologue affiche son scepticisme : « tout ce qui est authentique n’est pas nécessairement bon et tout ce qui est inauthentique n’est pas à rejeter ». Car la religion de l’authentique, si elle constitue une tendance positive, reste impuissante à résoudre les grandes questions contemporaines.
Le besoin d’être soi, ce droit subjectif qui nous délivre des normes, se révèle « un vrai transformateur anthropologique ». Les femmes, les LGBT, les transgenres, les homosexuels aspirent à être reconnus dans leur authenticité. Ce qui était accepté comme naturel ne l’est plus comme le montrent l’ampleur du mouvement #Me-Too et les condamnations pour pédérastie.
On veut « refaire sa vie », changer de métier, quitter les métropoles. On refuse la vaccination anti-Covid. Travesti sous un avatar on s’expose sur la toile pour jouir des émotions partagées. On veut consommer bio, voyager écolo et vrai. L’école et les parents authentiques privilégient l’épanouissement de l’enfant : exit le sens du devoir et de l’obéissance.
Les revendications identitaires, le refus des discriminations et des offenses répondent à cette exigence du droit d’être soi-même. Soit. Mais l’auteur en éclaire la part d’ombre.
Car ce fétichisme de l’authenticité cache souvent une authenticité marketing, institutionnalisée, tout en faux et en simulacre comme le vintage ou la recherche du prétendu vieux.
Par ailleurs ces fameuses revendications identitaires ne doivent pas enfermer l’individu dans une seule identité car « le droit à l’authenticité subjective doit l’emporter sur la préservation des identités ethno-culturelles ». En outre, « notre époque est contemporaine du surgissement de l’idéologie de l’appropriation culturelle... L’idéal d’authenticité sert désormais à promouvoir la doxa différentialiste, l’enfermement du soi dans le ghetto identitaire ». Enfin, comment être pleinement soi lorsque l’on vit dans la précarité ? Pire, la civilisation marchande hyper-individualiste diffuse « dans l’ensemble social la soif inextinguible de ce qu’on n’a pas » et un sentiment d’impuissance à la réalisation de soi ; en conséquence, « partout montent les dépressions, le stress, les anxiétés. »
L’authenticité ne peut sauver le monde : changer de mode de vie, consommer autrement, refuser le progrès ont des effets pervers, tel le fétichisme de l’authenticité dans l’éducation : basé sur le seul épanouissement de l’enfant il ne peut donner les outils de la liberté ni former l’esprit critique car apprendre ne relève ni du plaisir ni de l’expression spontanée de soi : « la vocation de l’école n’est pas de cultiver la spontanéité subjective mais de cultiver l’enfant en l’aidant à se construire ».
Enfin l’auteur le concède : « l’éthique de l’authenticité individuelle garde toute sa légitimité dès lors qu’elle ne prétend pas fournir le modèle exclusif devant s’appliquer partout ». Car « ce n’est pas en prêchant le retour à l’authenticité, à une vie sobre et naturelle, que l’on se donnera les moyens pour surmonter les défis écologiques et démographiques : point d’autre voie de salut que des politiques intelligentes, l’investissement dans la raison, l’innovation, les ressources de l’intelligence collective ».
Ne cédons pas aveuglément à la mode de l’authentique, sachons raison garder !
• Gilles Lipovetsky : Le sacre de l'authenticité. Gallimard, Bibliothèque des Sciences humaines, 2021, 423 pages.
Chroniqué par Kate