Dans ce roman publié en Grande-Bretagne en 1994, Gurnah, prix Nobel de littérature en 2021, retrace l’histoire caravanière de l’Afrique de l’Est au début du XXe siècle, entre Zanzibar et le lac Victoria. On découvre l’existence misérable et vide des rehani, ces jeunes gens gagés et esclaves au service de riches marchands dans le contexte colonial de la Tanzanie. La beauté des paysages traversés, l’humour et le merveilleux des histoires que se racontent les personnages rapprochent le récit du conte et en contrebalancent le registre dramatique.
À douze ans le jeune Yusuf a été vendu par son père en remboursement d’une dette contractée auprès d’Aziz un « négociant riche et réputé » et en est devenu l’esclave.
Suivant marchand et porteurs précédés d’un corniste et d’un tambourineur, le jeune homme entame un long périple au-delà de la montagne. Ils passent de village en village vendre tissus, lames de faux, couteaux et trafiquent en contrebande or, ivoire et cornes de rhinocéros. Parfois mal accueillis par les habitants, ces « sauvages de l’intérieur », et mal traités par certains sultans locaux, les marchands restent souvent débiteurs de leurs créanciers. Les porteurs musulmans se querellent avec Kalusinga l’Indien à propos de Dieu et du sens de l’existence mais rient ensemble des incroyables histoires de djinns qu’ils se racontent. Yusuf n’est pas le seul rehani : Khalil, lui aussi esclave gagé par son Ba — son père — aide Aziz à tenir sa boutique. Quant à Amina, enlevée enfant à ses parents puis adoptée par le père de Khalil, elle a été mariée au seyyid Aziz dont elle sert l’épouse, la Maîtresse. Pour ces jeunes « s’il existe un enfer sur terre c’est ici ». Yusuf se résigne à son sort ; même si le voyage éveille en lui la soif de liberté, il connaît ses premiers émois amoureux et platoniques auprès d’Amina avant que la Maîtresse ne l’enjôle...
Pourtant cette sombre existence n’empêche pas de se sentir libre. En rendant esclave leur fils, les parents de Yusuf espéraient retrouver leur liberté ; et Yusuf a trouvé la sienne dans le « jardin de paradis » qui entoure la maison d’Aziz, auprès de Mzi Hamdani le vieux jardinier, lui-même esclave, mais libre par l’esprit et qui réconforte le jeune homme « ils peuvent t’enfermer... tu ne leur appartiens pas... le jardin, que peuvent-ils m’offrir qui me rende plus libre ? »
Peu à peu les Européens « serpents déguisés en hommes » jugés féroces et brutaux réduisent le commerce des marchands : « on ne peut pas lutter contre leurs armes et c’est comme cela qu'ils s’approprient les terres ». Les Allemands semblent plus cruels que les Anglais.
L’auteur en faisant découvrir le commerce des caravanes, ses dangers et ses turpitudes réussit à émouvoir le lecteur. Mais il le submerge parfois et les longueurs lassantes nuisent à la force du récit.
• Abdulrazak GURNAH : Paradis. Traduit de l'anglais par Anne-Cécile Padoux. Denoël, 2021, 279 pages [Paradise, 1994].
Chroniqué par Kate