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Dessin de Raymond Renefer (1879-1957)

Ne pouvant publier de romans sous son nom, l'officier de marine Julien Viaud a choisi le pseudonyme de Pierre Loti pour devenir écrivain. Il est déjà célèbre quand il publie Mon frère Yves en 1883. Le livre que j'ai entre les mains est le fac-similé de l'édition à tirage limité de 1927 ornée des gravures sur bois de Renefer que l'éditeur Bleu autour vient de publier en l'accompagnant d'un copieux cahier critique, lui même richement illustré.

 

De 1868 à 1913 l'officier Julien Viaud a tenu un journal (cinq volumes publiés aux Indes Savantes par A. Quella-Villéger et Bruno Vercier). C'est dans ce journal qu'il puisait pour composer ses romans signés Pierre Loti à partir de son expérience vécue tout en recourant à la fiction comme on le voit dans ce roman qui est d'abord une amitié entre deux hommes, mais aussi une mise en scène de soi, un témoignage sur l'ancienne Bretagne et une nouvelle étape d'un genre littéraire, le roman.

 

Le roman s'ouvre sèchement sur le livret de marin d'Yves Kermadec, un beau gaillard d'un mètre quatre-vingt qui s'est engagé, jeune orphelin, dans la marine nationale, est devenu gabier et trouve son bonheur en haut des mâts. Les problèmes d'Yves commencent dès qu'il met pied à terre et nous voici alors face à une dénonciation des ravages de l'alcoolisme chez les marins bretons. On dirait l'Assommoir version Loti si l'on était dans un roman naturaliste. Mais l'alcool n'est pas tout. Tantôt naviguant sur le même vaisseau, tantôt séparés, les deux hommes se vouent une estime certaine, une amitié virile qui frise l'homosexualité, sans le dire explicitement. Au cours d'une permission, invité chez la mère d'Yves, Loti lui promet de protéger son fils tant qu'ils seront marins et de le tirer des mauvais pas où l'alcool et les bagarres ne manquent pas de le pousser que ce soit à Brest ou dans un port lointain. Yves fera des efforts. Et des rechutes.

 

En écrivant son roman sur leurs relations entre 1878 et 1882, Pierre Loti se met en scène dans les rôles de frère, de père, et de parrain. Julien Viaud a eu la douleur de perdre un frère aîné très apprécié dans les mers du Sud. Yves est alors devenu ce frère de substitution, justifiant le titre. Bien qu'ils aient le même âge — trente deux ans à la fin du livre — l'officier tient un rôle de père auprès d'Yves qui a perdu le sien tôt emporté par l'alcoolisme. Il est aussi un supérieur bienveillant face à un subalterne gentiment mais fermement prié de se mettre au régime sec et de s'assagir. De fait, dans une traversée du Pacifique, Yves se transforme en buveur d'eau et lors d'un court séjour en Bretagne, il se marie — sur un coup de tête. Quand naît un petit Pierre, l'officier devient son parrain. Pierre Loti (comme Julien Viaud dans la réalité) se fait le bon génie de la famille d'Yves Kermadec (Pierre Le Cor pour l'état-civil). Il accompagne aussi le couple pour devenir propriétaire d'une petite maison à Toulven (en fait Rosporden).

 

Pierre Loti en costume breton d'Elliant, 1884. Musée Loti, Rochefort-sur-mer

 

Pour parader avec ses amis Loti s'est fait confectionner un costume breton. Bien souvent l'attitude de l'auteur s'apparente à celle d'un ethnologue. Il prend note des coutumes bretonnes, décrit les coiffes des femmes et les costumes des hommes, expérimente les lits clos, note une vieille complainte, et n'hésite pas à assister aux fêtes locales, à admirer avec Yves les chapelles et les pardons. Tout ce passé qui va disparaître s'offre à lui et provoque une certaine nostalgie, et même une vision de mort, avec l'impossibilité de stopper les aiguilles des horloges. « Les histoires de vie devraient pouvoir être arrêtées à volonté comme celle des livres » : c'est sur cette touche mélancolique que Loti referme le livre.

 

Couramment considéré comme un roman Mon frère Yves est aussi bien un anti-roman et une autofiction qui invente des escales imaginaires. Au fil des 102 courts chapitres, l'écriture fluctue entre terre et mer. Il n'y a pas vraiment d'intrigue ; des descriptions de la côte bretonne ou du grand large viennent par intermittence tenir à distance les exploits du gabier, la générosité calculée de l'officier ou les larmes des retrouvailles et des séparations. Avec cette intrigue qui s'effiloche, l'on n'est pas si éloigné du « roman sur rien » que Flaubert a désiré écrire. Un chef-d'œuvre à redécouvrir avant la prochaine réouverture de la maison-musée de Loti à Rochefort.

 

 

Pierre Loti : Mon frère Yves. Édition dirigée par Bruno Vercier et Alain Quella-Villéger. Bleu autour, 2020, 437 pages, 32 €.

 

Tag(s) : #LITTERATURE FRANÇAISE
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