Bien plus qu'une biographie, l'ouvrage de Pierre Assouline restitue une Belle Époque, celle de Moïse de Camondo, et plus encore un groupe social qui a marqué la IIIe République, celui des hommes d'affaires juifs dont les Camondo furent largement représentatifs, sans oublier l'histoire de son hôtel proche du parc Monceau devenu musée après sa mort en 1935.
Ce livre raconte une saga, celle d'une famille ashkénaze. Né en 1860, Moïse était un héritier. La fortune venait de son grand-père Abraham Kamondo qui avait été l'un des grands banquiers de l'Empire ottoman au temps de la guerre de Crimée, et s'était fait connaître comme philanthrope dans la communauté juive de Constantinople. Après la mort de son fils Salomon en 1866, le patriarche suivit ses petits-fils Abraham Bohor et Nissim jusqu'à Paris où ils s'installèrent en 1869 : ils aimaient assez la France pour placer une fleur de lys dans leurs armoiries mais s'étaient fait naturaliser italiens et comtes par Victor-Emmanuel II dont ils avaient financé le rêve d'unité nationale. Leurs enfants, Isaac né en 1851 et Moïse né en 1860, furent des hommes d'affaires considérables dans le Paris de la fin du siècle. Tandis qu'Isaac resta un célibataire sans enfant, Moïse épousa Irène Cahen d'Anvers que tous les amateurs de peinture connaissent par le portrait qu'en fit Renoir quand elle n'était encore qu'une petite fille de huit ou neuf ans.
Pierre Assouline profite de cette biographie pour nous initier au monde ultra-favorisé des élites (par l'argent, le pouvoir, voire la culture) qui domina la société française entre le Second Empire et la Première Guerre mondiale et qui avait parfois déjà un air cosmopolite, ce que certains ne manquèrent pas de critiquer.
En décidant de vivre en France, bien que de lointaine origine espagnole, la famille Camondo avait choisi le pays où la communauté juive était la mieux intégrée d'Europe ; environ 30 000 juifs vivaient à Paris vers 1870 et dans les années 1880 « les juifs étaient devenus à la mode ». De riches héritières se convertissaient pour épouser des grands noms de la noblesse et de la bourgeoisie financière et industrielle « Il ne fallait pas être grand clerc pour constater que de vieilles familles françaises devenaient un peu plus cosmopolites au fur et à mesure que des conseils d'administration prenaient une allure un peu plus aristocratique » note Pierre Assouline. Quant aux Camondo, s'ils se mariaient c'était dans leur communauté : ainsi d’Abraham avec Régina Baruch, de Nissim avec Élise Fernandez, de Moïse avec Irène Cahen d'Anvers et en dernier sa fille Béatrice avec Léon Reinach.
L'auteur décrit la vie de cette riche communauté juive au sommet de son influence ; mais bientôt, suite notamment au krach de l'Union générale en 1882, on voit se dresser contre elle un antisémitisme basé sur des pamphlets dont celui d’Édouard Drumont, La France juive, est le plus retentissant. « Au concours hippique, tous les prix sont pour Israël. Camondo, ce gros Juif qui ressemble à un chef d'eunuques abyssins qui aurait déteint, ce Turcaret levantin... » écrit Drumont qui n'en précise pas le prénom. Et Assouline explique : « c'était une famille anonyme, à l'instar d'une société. Le polémiste lui appliquait le même traitement qu'aux Rothschild... » et les Camondo accédaient ainsi « au rang de symbole ». Maurice Barrès dans ses Déracinés prétend même que la noblesse française « ne subsiste à l'état d'apparence mondaine que par les expédients du rastaquouérisme. » En ce temps d'antisémitisme, d'autres juifs étaient prêts « à se christianiser dans le fol espoir de se franciser » estime Pierre Assouline. Banquier et ministre, Achille Fould avait donné le signal : sa fille épousa le marquis de Breteuil, puis il se fit enterrer dans le rite protestant plutôt qu'à la synagogue... Pour s'intégrer, d'autres avaient simplement christianisé leur prénom à la suite des Rothschild : Amschel était devenu Anselme, et son fils Jacob s'était métamorphosé en James en s'installant à Paris. Après les divisions de l'affaire Dreyfus, cette minorité juive qui n'avait pas toujours la nationalité française réagit de manière fort patriotique à la survenue de la guerre ; l'auteur note qu'en 1914 « 40 % des volontaires étrangers engagés pour la France étaient juifs. »
Le mariage de Moïse de Camondo avec la belle Irène tourna mal. L'homme d'affaires borgne et à demi sourd suivait difficilement les mondanités de son épouse, folle cavalière, attirée par les fêtes hippiques et les chasses à courre. Elle divorça en 1901 — le scandale fut énorme — et épousa son amant italien. Sa fille Béatrice et ses petits-enfants disparurent en 1943 à Auschwitz. Comme leur fils Nissim avait trouvé la mort en aviateur au service de la France en 1917, Moïse a bien été « le dernier des Camondo » ; et c'est surtout de lui que le musée du 63 de la rue de Monceau entretient la mémoire. Après son divorce Moïse s'était lancé à corps perdu dans la collection des objets du XVIIIe siècle et il fit reconstruire l'immeuble dont il avait hérité pour servir d'écrin à ses collections au moins autant qu'à lui servir de domicile.
Dans cet hôtel qui tient du Petit Trianon, « rien ne traduit l'origine cosmopolite du maître des lieux » tout renvoie à la France du siècle des Lumières, tant la constance et la précision du collectionneur ont été remarquables. Le salon dit des Huet en raison de la série de peintures de Jean-Baptiste Huet illustrant une idylle pastorale, résume bien cette ambition.
D'autres visiteurs retiendront plutôt les salon des porcelaines avec les vitrines exposant les pièces du service Buffon, ou la bibliothèque, d'autres encore s'émerveilleront du confort ajouté par Moïse à son évocation du raffinement pré-révolutionnaire : cuisine bien équipée, salle de bain et ascenseur !
Il est clair que la visite de la maison-musée de Moïse Camondo complète merveilleusement la lecture de cet essai biographique et historique remarquable où l'on croise toute une société comme échappée de l'œuvre de Marcel Proust.
• Pierre Assouline : Le dernier des Camondo. Gallimard, 1997, 288 pages. Comporte une bibliographie. Titre repris en Folio.